Alors que l’année 2021 s’achève sur une (énième) reprise épidémique, il convient de redécouvrir Les Enfants du paradis tant celui-ci s’avère être un excellent remède contre la morosité ambiante.
Une superproduction sous l’Occupation
Le 22 mars 1945 sort dans les salles françaises un film amené à faire date dans le cinéma français. Il s’agit – si vous ne l’avez pas encore devinez – des Enfants du paradis. Le huitième long-métrage de Marcel Carné apparaît très vite comme un objet cinématographique culte, à la fois égérie d’une époque révolue et mythe à part entière. Pourtant, si ce prestige lui vaut aujourd’hui l’honneur d’être classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, le film aurait pu ne jamais voir le jour. Tout commence à la terrasse d’un café parisien en 1943. Marcel Carné et le poète Jacques Prévert sont en panne d’inspiration. Les deux acolytes viennent, en effet, de se voir refuser un scénario par leur producteur. Or, ce jour-là, les deux compères sont en compagnie du comédien Jean-Louis Barrault auquel ils demandent s’il n’aurait pas une idée de film. L’acteur s’exécute et choisit de leur raconter un banal fait divers ayant amené le célèbre mime Deburau aux assises. L’histoire enchante Carné et Prévert qui y voient l’occasion de se replonger dans la vie culturelle tumultueuse du XIXe. Les Enfants du Paradis était né. Fort du succès de leur précédente collaboration sur le film Les Visiteurs du soir (1942), Carné et Prévert obtiennent facilement des financements nécessaires à l’élaboration de la production française la plus importante de l’époque.
Il faut savoir que Les Enfants du paradis est la dernière œuvre cinématographique à avoir été tournée durant la période de l’Occupation. Elle est une des rares sinon la seule superproduction française qui réussit à voir le jour durant cette époque. La sortie du film, sur les écrans, coïncide avec la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Elle constitue une sorte de bulle d’oxygène après les années noires de l’Occupation. La féerie du noir et blanc, typique de l’utilisation de la pellicule, ainsi que le sujet participent au succès du film. Car de quoi parle-t-il ? De l’anecdote de Barrault, il ne reste rien ou presque. Carné et Prévert ont remplacé le fait divers initial par une intrigue amoureuse, située dans le milieu théâtral de la première moitié du XIXe. L’histoire se déroule ainsi sur le Boulevard du Crime, ancien nom donné au boulevard du Temple, qui abritait alors de nombreux théâtres de variétés, spécialisés dans la représentation de faits divers. Le public suit les aventures de Frédérick Lemaître (Pierre Brasseur) et Baptiste Deburau (Jean-Louis Barrault). Promis à un grand avenir, sinon à devenir les plus grands comédiens de leur temps, les deux personnages tombent tous deux amoureux de Garance (Arletty), une jeune fille fantasque, également convoitée par le richissime Comte Édouard de Montay (Louis Salou) et le tueur en série anarchiste Lacenaire (Marcel Herrand).
Dit comme cela, l’intrigue paraît un brin compliquée. Et pour cause, Les Enfants du paradis porte la trace du duo Carné-Prévert. Le film se donne moins à comprendre qu’à voir. Il apparaît comme un bon moyen d’entrer plus en avant dans la filmographie du réalisateur. Mieux : il paraît nécessaire aujourd’hui de le revoir, ne serait-ce que pour se (re)plonger dans les chefs-d’œuvre du réalisme poétique, dont le film est devenu le principal fer de lance.
Marcel, Jacques et les autres
Les Enfants du paradis est une œuvre indissociable de ce qu’on appelle « le réalisme poétique ». Ce dernier ne constitue pas un courant cinématographique en tant que tel. Il désigne plutôt une tendance qui s’est développée au court des années 30. Celle-ci regroupe un ensemble de films qui allient critique sociale et lyrisme poétique. Le réalisme poétique est né sous l’impulsion de réalisateurs avant-gardistes tels que Marcel Lherbier, à qui l’on doit, entre autres, le chef-d’œuvre d’inspiration cubiste L’Inhumaine (1924), ou encore Jean Vigo, célèbre réalisateur de L’Atalante (1934), et dont le nom désigne aujourd’hui un prestigieux prix récompensant les jeunes réalisateurs. On ne peut parler du réalisme poétique sans mentionner l’apport capital de scénaristes et dialoguistes comme Henri Jeanson ou Jacques Prévert. Ces derniers sont à l’origine des plus grands succès de la période. On leur doit notamment les scénarios d’Hôtel du Nord (1938) et Le Quai des brumes (1937). Si ces deux films ont fait la renommée de Marcel Carné, ils sont aussi devenus des films mythiques. Qui n’a pas en tête la réplique de Jean Gabin « T’as de beaux yeux, tu sais. » ou encore celle de Arletty qui, avec sa gouaille légendaire, s’écriait : « Atmosphère, atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ! ».
Les films regroupés sous la bannière du réalisme poétique se caractérisent par une ambiance crépusculaire marquée par l’angoisse. L’intrigue est généralement centrée autour d’un héros masculin, souvent issu des classes populaires, qui subit une passion aussi irrésistible qu’impossible. Le « réalisme » provient ainsi de la représentation de la France d’en bas : celle des petites gens qui luttent pour survivre. L’évocation du quotidien ouvrier est, cependant, sublimée par la présence d’une touche poétique qui se retrouve aussi bien dans le soin apporté aux dialogues que dans l’omniprésence de la thématique amoureuse. Celle-ci constitue un leitmotiv du réalisme poétique. La passion amoureuse apparaît à la fois comme un agent émancipateur et destructeur. Elle transcende la réalité quotidienne en même temps qu’elle précipite la chute du héros.
Cette tension entre optimisme passionné et pessimisme tragique en dit long sur l’état d’esprit du cinéma français face à l’imminence d’un conflit mondial. De ce point de vue, Les Enfants du paradis semble être un film très éloigné du réalisme poétique tant l’imaginaire auquel l’on associe généralement renvoie paradoxalement à un univers féerique merveilleux. Pourtant, le paradoxe n’est que de façade car, s’il est clair que le film de Marcel Carné et de Jacques Prévert renouvelle le réalisme poétique, néanmoins, il est fortement marqué par l’empreinte de celui-ci.
Une œuvre phare du réalisme poétique
Les Enfants du Paradis demeure une œuvre phare du réalisme poétique qui en est à la fois l’acmé esthétique et le testament cinématographique. Après la sortie du film en 1945, la tendance qui avait jusqu’ici dominé l’entre-deux guerre s’estompe et laisse la place aux productions américaines ayant été censurées par le régime de Vichy. Le film marque également le dernier succès du tandem formé par Carné et Prévert. Malgré leurs collaborations ultérieures sur Les Portes de la nuit (1949) et La Marie du port (1950), jamais le réalisateur et le poète ne retrouveront le plébiscite populaire d’avant-guerre. Les Enfants du paradis reste donc un sommet où l’on retrouve tous les éléments du réalisme poétique. L’amour impossible entre Garance et Baptiste Deburau côtoie une ambiance faussement féerique. La beauté des décors et l’esthétique léchée des images laissent entrevoir une noirceur dont peinent à s’extirper les personnages. Les Enfants du paradis se distingue des autres films du réalisme poétique par son genre puisqu’il se veut être une reconstitution historique. L’œuvre resitue une époque et des personnages ayant réellement existé. Le film frappe par l’envergure de ses décors dans lesquels s’agitent pas moins d’une dizaine de personnages, interprétés par les plus comédiens de l’époque.
Marcel Carné recrée une atmosphère unique et parvient à capter l’effervescence artistique de la première partie du XIXe. Si Les Enfants du paradis marque paradoxalement la fin d’un époque, il repousse, néanmoins, les bornes du réalisme poétique en s’imposant comme une superproduction qui ne cessera d’inspirer le cinéma ultérieur. Le choix de diviser le film en deux partie en fait une sorte de reconstitution feuilletonesque qui n’est pas sans faire écho à la production télévisuelle contemporaine. On pense notamment à la série anglaise Penny Dreadful (2013) qui met en scène une société victorienne anglaise, obnubilée par les crimes et monstres en tout genre. Le film est ainsi devenu un phare pour toute une génération qui continue aujourd’hui d’irriguer le cinéma contemporain. L’œuvre offre une réflexion sans cesse renouvelée sur le rapport que le comédien entretient vis-à-vis de son art. Construit sur une mise en abyme où l’on voit jouer des personnages qui sont eux-mêmes interprétés par des comédiens, le film interroge la valeur de l’art théâtral et cinématographique. Or, dans le contexte d’une crise sanitaire qui s’éternise, il apparaît nécessaire de (re)voir Les Enfants du paradis, ne serait-ce que parce qu’il réaffirme la nécessité vitale de l’art.
Bande annonce – Les Enfants du Paradis
Fiche Technique – Les Enfants du Paradis
Réalisation : Marcel Carné
Scénario : Jacques Prévert
Société de production : Pathé Cinéma
Distribution : FilmsNation Entertainment (États-Unis), Le Pacte (France)
Interprétation : Arletty (Garance), Jean-Louis Barrault (Baptiste Deburau), Pierre Brasseur (Frédérick Lemaître), Maria Casarès (Nathalie), Louis Salou (Édouard de Monteray), Marcel Herrand (Pierre-François Lacenaire).
Durée : 3h02
Genre : Drame
Sortie : 22 mars 1945
Pays : France