Tous les cinéphiles lui sont redevables : le petit film des frères Lumière préfigure la mise en scène, la grammaire cinématographique, le spectacle sur grand écran. Gardons-nous de le vénérer pour les récits amplifiés qui ont fait sa légende, mais ne minimisons pas pour autant tout ce qu’il énonce avant l’heure.
Y a-t-il vraiment lieu de s’émerveiller devant un plan de cinquante secondes se bornant à montrer l’arrivée d’un train en gare ? En dépit des apparences, la question n’a rien d’oratoire. Quand, en 1895*, les frères Lumière présentent leur film, ils contribuent à poser les jalons d’un média de masse encore inconnu, définissant au passage des pans entiers d’un langage techniquement révolutionnaire.
Dans la version aujourd’hui célèbre de leur vue, datant probablement de 1816, les inventeurs du Cinématographe ne prennent pas seulement le parti de filmer une locomotive à vapeur : ils épousent un point de vue transversal (la diagonale du champ), exploitent l’image dans sa profondeur et sortent ainsi de leur chapeau les prémisses de la mise en scène.
Multipliant les prises en quête d’un timing idéal, les frères Lumière conçoivent en moins d’une minute tous les cadrages cinématographiques exploitables, du plan d’ensemble au très gros plan. Ils ponctuent en outre leur séquence par une vision subjective impromptue – les passagers débarquant, ignorant tout du tournage, fixent lourdement la caméra.
Ils accouchent, sans même le savoir, d’une œuvre pionnière, annonciatrice de ce qui adviendra plus tard le septième art. Aux spectateurs, ils donnent une double leçon : non seulement on peut désormais reproduire les mouvements de la vie, mais aussi faire croire à la réalité dans l’obscurité d’une salle de projection, en tirant notamment parti de la perspective. Pour preuve, à mesure que grossit le train à l’écran, la peur, ou à tout le moins le malaise, s’installent parmi les spectateurs.
Selon un récit que les historiens du cinéma savent quelque peu amplifié, des mouvements de recul et de panique émaillèrent la première diffusion publique, le 28 décembre 1895, de ce petit film au plan unique, probablement présenté dans une version légèrement différente de celle que l’on connaît aujourd’hui. Georges Méliès, présent ce jour-là boulevard des Capucines à Paris, dans les sous-sols du Grand Café, confirma en tout cas la projection d’un film portant sur l’arrivée d’un train en gare.
Par leurs partis pris de réalisation, les deux cinéastes auront donc réussi à jouer avec les émotions du public, ce qui ne constitue rien de moins que l’essence du spectacle filmique.
* Une première version aurait été diffusée le 28 décembre 1895 (bien que ne figurant pas sur le programme officiel des « sujets » de la séance), mais la vue aujourd’hui célèbre a probablement été présentée quelques semaines plus tard.
Le film des frères Lumière
Fiche technique : L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat
Réalisation : Louis Lumière
Production : Société Lumière
Photographie : Louis Lumière
Pays d’origine : Drapeau de la France France
Format : 35 mm à double jeu de perforations rondes Lumière par photogramme, noir et blanc
Durée : 50 secondes
Date de sortie :6 janvier 1896