Pourquoi (re)découvrir un film à l’air aussi désuet ? Méthodique, sans concession et conduit avec une précision au scalpel, La Baie sanglante est un chef-d’œuvre du cinéma en général et non seulement de genre car il parvient à le transcender ; le meurtre, le fun et le gore s’effacent lentement au profit d’un lyrisme macabre dont on a du mal, des jours après, à percer le mystère.
A l’image des gialli d’Argento les plus profonds, des contes gothiques de Lucio Fulci les plus abjects, dont aucun pourtant ne ressemble à La Baie sanglante, le spectateur, pour peu qu’il puisse se laisser charmer, comprend qu’il est en présence de bien plus qu’un film d’épouvante. A l’heure où les superproductions rivalisent de moyens pour repousser un spectacle plat qui tourne vite à la rengaine numérique, redécouvrir Mario Bava permet de mettre le doigt sur ce qui fait d’un film d’horreur une pépite aussi effroyable qu’intelligente.
La comtesse Federica Donati, habite dans une baie immaculée dont elle est la propriétaire. Un soir, elle est assassinée par son ex-mari, le comte Filippo Donati. Peu de temps après, le comte est lui-même poignardé et son corps dissimulé dans la baie. L’architecte Franco Ventura, assisté de sa maîtresse Laura, veut transformer le manoir des Donati en un lieu touristique et semble donc motivé par le profit. Peu de temps après, quatre jeunes hippies venus passer un week-end de débauche se font assassiner les uns après les autres. Ils laissent place au couple formé par Renata, la fille du comte, et son mari obéissant, qui tout deux cherchent à s’emparer de la baie. Mais c’est sans compter Simone, le fils de la comtesse qui semble ne pas vouloir lâcher le lieu dans lequel il pêche ses nombreux poulpes si facilement. Et quel est le lien qui unit ces étranges personnages avec le couple non moins étrange formé de l’ entomologiste et d’une cartomancienne gothique qui a élu domicile près de la baie ? Au centre de tous les désirs de possession, la baie est aussi le milieu exclusif du film où se déploie le cadre et la fureur meurtrière qui infectent peu à peu tous les personnages.
Un jeu de fausses-pistes
Nous y suivons en effet l’histoire de cette baie dont une vieille comtesse surannée est propriétaire et dont le refus de vendre va entraîner une réaction en chaîne ( Reazio a catena – « réaction en chaîne » en italien est d’ailleurs l’un des titres du film) dans l’horreur.
Habitués comme on peut l’être aux slashers funs, La Baie sanglante a l’air de dérouler un scénario trop convenu pour nous surprendre mais en dépassant ce premier coup d’oeil superficiel, c’est cette esthétique faussement balisée qui regorge en réalité d’une inventivité et de malaises ciné-visuels. Une baie à l’automne, des jeunes venus faire la fête et une sombre histoire d’héritage dont le secret trivial conduit à une série de meurtres gratuits; treize personnages autour d’un lieu mystérieux, treize meurtres, voilà le scénario bien mince d’un pseudo-slasher ou d’un pseudo-giallo.
On comprend donc sans peine que s’il s’agit d’un giallo (ce genre italien précurseur du slaher où horreur flirte avec érotisme dans la recherche d’un meurtrier masqué à l’arme blanche), il est à tout le moins étrange ; pas de meurtrier unique, pas de traumatisme passé comme semblant d’explication au crime, pas d’imagerie intrigante – et surtout pas de récit guidé par la recherche du malfaiteur. L’esthétique de la première scène – une vieille comtesse de l’ancien temps assassinée dans son manoir un soir d’orage – nous mettrait plutôt sur la voie du conte gothique mais là encore, ce sentiment disparaît bien vite devant l’accumulation insensée des meurtres et de leur perpétrateurs. Les jeunes hippies bien vides venus faire la fête et l’amour près de la baie semblent, pour le coup, pointer en direction du slasher. Là encore, ce ne peut valoir que pour leur propre scène et à condition d’oublier toute stylisation du meurtrier. Ici, le leur – Simone – les tue certes à l’arme blanche ( une sorte de serpe à vider les poissons) mais sur ordre de la fille de la comtesse dont le but est de s’approprier la baie ; déception pour celui qui voudra trouver la personnification mystérieuse du mal inarrêtable et implacable que nous portons tous en nous. Quel est le genre de ce film considéré comme un classique du film de genre ? Quels codes suit-il ?
Comme la plupart des films italiens de cette époque et de ce genre considéré comme inférieur ( la fameuse terzia vista qui désignait les cinémas très populaires loin des centre cultivés des grandes villes), La Baie sanglante s’est vue affublée de plusieurs autres titres dont le principal serait « l’écologie du crime » (l’ecologia del crimine). La clé du mystère est peut-être là : M. Bava, très à gauche et dans le sillage des autres grands maîtres de l’époque ( Visconti et Fellini en tête) nous offre une critique du capitalisme et du changement brusque qu’il impose à l’Italie, tant sur les espaces que sur les consciences ; il est vrai que la motivation première des personnages semble être l’avidité – posséder cette magnifique baie pour s’enrichir – et le meurtre n’y interviendrait qu’après, à titre de moyen. L’enquête finirait dès la lecture de ce titre, contenant la totalité du sens à extraire d’un film, en fin de compte, classiquement codifié.
Un film moderne en décomposition
Mais alors il s’agirait d’une critique tout à fait légère puisque cette motivation, loin d’être partagée par tous les meurtriers, semble bien mince au regard de la cruauté graphique que les meurtres déploient les uns après les autres. Quel est le point commun de tous ces meurtriers ? C’est bien le crime sanglant lui-même ; réponse tout aussi mince que la précédente mais loin d’être légère.Tuer est aussi facile qu’insensé autour de cette baie. L’arme blanche du giallo devient alors la métonymie de ce passage de relais macabre que le motif de la cupidité peine à éclaircir.
C’est que ces personnages sont réduits à leur plus simple appareil narratif : l’avidité pour l’architecte et la fille de la comtesse, une forme de vengeance puis de cupidité pour Simone, le jeu pour les derniers tueurs. La maigreur de ces motivations renvoie le spectateur dans les cordes de ses habitudes filmiques – surtout dans l’anticipation d’un giallo classique, et aboutit finalement à l’ impossibilité pour lui de s’identifier.
La seule chose qui semble subsister, c’est précisément cette propension au meurtre qui reste le trait caractéristique unique de tous les personnages, d’autant plus mystérieux qu’il est partagé par tous – jusqu’aux plus innocents. Le récit lui-même perd de sa consistance et se retrouve réduit à ce maigre faisceau qui ne tient que par le meurtre et le besoin de le satisfaire. Théâtre macabre, dans la plus pure tradition postmoderne, La Baie sanglante n’offre donc qu’un squelette de récit sur lequel viennent se greffer des personnages réduits non pas à leur motivation mais à un instinct meurtrier que personne ne semble vouloir interroger. La véritable horreur se trouve donc dans ce non-sens qui reste le premier habitant de ce lieu effroyable qu’est la baie et qui ne peut effectivement que donner lieu à l’effusion de sang.
Effusion de sang et autres humeurs en fait, dans la mesure où l’esthétique du film semble appuyer cette narration et ce sens en décomposition ; tout est sale, criard, glauque, décrépi dans la baie ; des arbres automnaux jusqu’aux insectes rampants de l’entomologiste, en passant par les poulpes flasques de Simone ( joué par le frère de l’excellent Gianmaria Volonté, Claudio). Suscitant à lui seul plus de malaise que tous les autres, il est le meurtrier le plus productif, et paraît s’être identifié au poulpe ou à la baie comme l’atteste son visage, baigné constamment dans une sueur grasse qui s’étend toujours plus au cadre comme l’indiquent les nombreux fondus enchainés ou les plans simplement flous qui s’étirent jusqu’au malaise. Rien n’est limpide, tout est visqueux, poisseux, comme englué dans cette décomposition de la forme et des personnages ; ici, le paysage glaçant n’est pas la métaphore de l’âme torturée des personnages comme le chanteraient les grosses caisses d’un romantisme bon marché, mais représentent au contraire les états d’âme qui semblent jaillir de la baie pour mieux la personnaliser, puisqu’après tout, elle est seule à impulser la dynamique narrative.
La vision pessimiste de l’homme.
S’ouvrant en effet sur la baie en proie aux frimas de l’automne, le film finit sur des arbres en fleur comme si, le temps de l’horreur, elle avait trouvé de quoi se régénérer. Si cela paraît toujours ampoulé et présomptueux de localiser le véritable héros dans autre chose que ses personnages ( du type « le véritable personnage principal, c’est la narration »), on n’y coupera pas ; la baie n’est pas seulement sanglante, elle est le héros dans la mesure où elle suscite l’action dans ce qui apparaît comme une simple accumulation stérile de meurtres. Le style même de la mise en scène l’indique clairement : usant de la fameuse vision subjective en extérieur, M. Bava nous plonge dans incertitude : s’agit -il de Simone, d’un des autres tueurs ou bien de la baie elle-même ?
Si la baie jouit d’une personnification, les personnages d’un vide psychologique criant, Bava raconte en cela un monde où l’humain a déserté la scène pour n’être réduit qu’à ces différentes explosions criminelles. Nul doute que ce maître parmi les maîtres (oubliés) signe ici un de ses films les plus pessimistes et cyniques puisqu’il va bien au delà d’une farce punitive et moralisatrice dans le genre des mauvais slashers qu’il a inspirés – on pense évidemment au Vendredi 13 de Sean Cunningham qui n’en retrouve ni l’énergie, ni l’écologie. Ici, point de mystère à peu de frais déguisant une logique meurtrière certes implacable mais indigente – une mère vengeant son fils victimisé au centre aéré ou un colosse increvable additionnant les meurtres jusqu’à l’absurde – c’est bien cette étrange baie qui contamine les uns après les autres les personnages, dès lors réduits à l’état de contenants pulsionnels.
L’un des premiers plans sur une mouche se faisant écraser nous le dit, l’homme dans le cinéma moderne d’après guerre – dont l’histoire a été la scène de tant d’horreurs – n’est plus réduit qu’à un jeu mécanique macabre, trouvant dans l’insecte insignifiant son image parfaite. L’entomologiste marié à une obscure cartomancienne qui finit décapitée joue ainsi le rôle de métaphore spéculaire par laquelle il s’agit de nous montrer qu’aucune douleur ne pourra nous être épargnée dans ce système clos qu’est la baie. Plutôt donc qu’un théâtre de l’horreur absurde, il s’agit d’un cirque à puce où virevoltent les pire actions humaines car davantage que des silhouettes, ces personnages sans épaisseur ne sont là que pour servir de support ou de véhicules aux pulsions.
En cela, le titre du film est tout à fait éclairant à condition de bien comprendre que la baie n’est que le monde originaire qui sert de milieu d’étude. Mario Bava à travers sa mise en scène nous offre l’étude des pulsions dans un monde originaire où l’humanité au sens moral est introuvable. Là où Antonioni cherchait à déshabiter son cadre, il s’agit ici d’étudier en naturaliste la décomposition de toute habitation humaine possible. Car une fois de plus, si les pulsions – jusqu’à la scène finale – sont mises à nue par l’oeil scrutateur du réalisateur et sous le regard médusé du spectateur, elles n’en demeurent pas moins sans objet. Sans doute s’agit-il de la logique d’une accumulation macabre aussi stérile dans la mesure où le temps de la narration se révèle finalement comme temps vide, temps qui se défait pour restaurer un lieu sans homme.
Malgré le rendu visuel fait de bric et de broc, et une économie de moyens palpable qui font aussi le style de La Baie Sanglante, l’écologie du crime et de la mort qui s’y attestent font de cette œuvre un classique du maître italien qu’il serait cruel de rater. Car au fond, ce que dit le film n’est pas nouveau puisqu’on trouve à peu près au même moment des thèmes similaires chez d’autres maîtres, et parfois tout aussi transalpins ( on pense à Antonioni bien sûr mais aussi Visconti dans une étude de la décomposition sociale face à une modernité insensée telle que Le Guépard). Mais personne ne l’a montré ainsi, avec de telles images et un sens si aigu du dégoût et du malaise. A l’heure où un film semble se juger avant tout à l’accumulation de marketing et à la surenchère d’effets spéciaux, Bava nous prouve qu’on peut faire tenir de grands thème et dire de grandes choses à l’intérieur d’un petit genre (ou considéré comme tel). Glauque à souhait dégoulinant d’idées et de saletés, il parvient à rassembler la grande culture – celles des idées et de l’étude naturaliste – et la culture dite basse, dans un style qui semble décidément faire mauvais genre.
La Baie Sanglante : Bande-annonce
La Baie Sanglante : Fiche technique
Titre original : Ecologia del delitto
Réalisation : Mario Bava
Scénario : Mario Bava, Franco Barberi
Acteurs principaux : Claudine Auger, Luigi Pistelli, Claudio Volonté
Musique : Stelvio Cipriani
Pays : Italie
Société de production : Nuova Linea cinematografica
Sortie : 1971