L’association de deux personnalités atypiques du cinéma donne le film de guerre le plus singulier et original. Sur un canevas très proche du scénario d’un classique du cinéma, John Milius brosse le portrait d’une guerre et d’un chef soucieux de son indépendance à la fois grandiose et touchant tout en donnant sa vision de la guerre et de l’Histoire. A la fois film de guerre et d’aventure, drame humain et réflexion sur le rapport entre nature et civilisation.
Un film personnel et à personnalité
S’il est deux personnalités qui ne pouvaient manquer de se rapprocher dans le monde du cinéma, ce sont bien Pierre Schoendoerffer et John Milius. Entre le français, ancien photographe de guerre prisonnier en Indochine et auteur d’une poignée de films historiques sobres et élégants, et l’américain, cinéaste aventureux, grande gueule et politiquement inclassable, il y a beaucoup de points communs : passion pour l’Histoire et notamment l’Histoire militaire, admiration pour les personnalités individualistes en butte aux collectivités, activité à la marge des industries cinématographiques de leurs pays respectifs. Il était donc logique que tous deux se rejoignent sur un film, inspiré par le français et réalisé apr l’américain.
Schoendoerffer avait d’abord écrit son histoire sous la forme d’un script de film avant d’en faire un roman, publié en 1969 et tiré à 300000 exemplaires. Le récit s’inspire largement du séjour de l’explorateur et ethnologue Tom Harrisson parmi les Dayaks de Bornéo durant la Guerre du Pacifique. Un premier projet de film avait vu le jour en 1972.
L’auteur, qui avait déjà adapté un de ses propres romans, La 317e section, devait réaliser lui-même le film, produit par Robert Dorfman et interprété par Donald Sutherland. Mais le projet fut annulé. John Milius découvrit le roman en 1976 et l’adora instantanément, passionné par ses récits d’homme solitaire exilé dans des contrées lointaines dont ils deviennent des légendes tel Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Ce sera justement cette nouvelle que le cinéaste va adapter en scénario de film qu’il écrira pour Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Lancé par le succès de ce dernier (ainsi que de Conan le barbare qu’il réalise, également une adaptation), Milius annonce en 1984 qu’il souhaite adapter l’œuvre de Schoendoerffer, décrivant le film comme son projet le plus ambitieux qu’il souhaitait réaliser depuis 15 ans. Le cinéaste, original et individualiste, admirait sincèrement le personnage principal qui ressemblait beaucoup à ceux qu’il avait traité dans le passé. Il décrivit l’histoire comme un « merveilleux conte d’aventure kiplingesque », une histoire qui explore « la loyauté, les concepts de liberté et de justice ». Le film met en vedette Nick Nolte, bien loin de ses habituels rôles de flic coriace, et le britannique Nigel Havers habitué des films historiques (Les chariots de feu, L’empire du soleil) dans un duo de combattants mi-antagonistes, mi-alliés. Le personnage de Learoyd, outre Harrisson, sera également inspiré par James Brook, le rajah blanc de Sarawak qu’il fonda en 1841 à Bornéo. Parmi les seconds rôles, on retrouve également Franc McRae, acolyte régulier de Sylvester Stallone, James Fox et surtout Gerry Lopez, surfeur californien et acteur fétiche de Milius, déjà vu dans Grafiti Party et Conan le barbare.
Le tournage se déroulera entre août et novembre 1987 à Bornéo, Hawaï et en Malaisie pour un budget de seize millions de dollars. La musique, très prenante, sera assurée par Basil Polidouris, déjà responsable de celles de Conan le barbare et L’aube rouge de Milius, ainsi que de Robocop et A la poursuite d’Octobre rouge. Sorti en mars 1989, le film sera un échec commercial, engrangeant moins de trois millions de dollars. Il recevra des critiques correctes mais non dithyrambiques et sera assez oublié par la suite au profit de Conan le barbare et L’aube rouge, les précédentes réalisations de Milius. Mike Medavoy, distributeur du film et ancien agent de Milius, expliquera ce manque de succès par les multiples désaccords entre Milius, le producteur Al Ruddy et lui-même sur le montage final du film ainsi que par le manque d’intérêt du public pour le sujet à l’époque où les blockbusters d’action régnaient en maître au box-office. Un échec bien regrettable car ce film, même s’il n’est pas le plus mémorable de son auteur, demeure une œuvre très sincère et intense qui restitue fidèlement les thèmes chers au cinéaste : la fascination pour l’histoire (ainsi qu’une certaine tentation de la réécrire) ainsi que pour l’état de nature, l’apologie des valeurs guerrières et de l’individualisme, la méfiance envers les institutions et les autorités politico-militaires. Un véritable film d’auteur, très personnel, difficilement classable mais qui est avant tout le récit d’une double tragédie.
Tragédie humaine et de l’Histoire
Le récit suit l’expédition du soldat américain Learoyd qui, suite à son crash forcé sur une île du Pacifique et au massacre de son unité par les japonais, est adopté par une tribu de Dayaks qui le considèrent comme une divinité à cause de ses yeux bleus. Désabusé et désirant se retirer du théâtre de la Seconde Guerre mondiale, il est dès lors considéré comme déserteur. Le capitaine Fairbourne et le sergent Tenga sont alors envoyés pour tenter de le relancer en mission. S’ils parviennent à le convaincre de diriger des opérations contre les japonais, ils ne pourront en revanche le faire revenir à la société civilisée.
Un récit qui n’est pas sans rappeler Au cœur des ténèbres donc, mais aussi L’homme qui voulut être roi de Rudyard Kipling expliquant la comparaison a priori audacieuse de Milius. Cette nouvelle de 1888 relatait les aventures de deux hommes qui atteignaient un royaume lointain et inaccessible, l’un d’eux en devenant le roi grâce à ses prouesses avant de se faire exterminer par son peuple. Les deux histoires se terminent donc de manière dramatique tout comme le film bien que de manière relative. Le cinéaste a déclaré s’être également inspiré de Retour au paradis de Mark Robson avec Gary Cooper. C’est dire s’il est intéressé en priorité par les destins individuels, éminemment tragiques. Tel est bien le propos du film qui suit un militaire américain dégoûté de la guerre et de la société moderne se réfugier dans cette peuplade traditionnelle où il estime avoir vraiment sa place mais contraint par les représentants de l’Etat-majors de reprendre les armes, comme une illustration d’un destin tragique et implacable. Malgré ses efforts, il ne pourra garder son indépendance. Un destin parallèle à celui du petit peuple des Dayaks, mêlé malgré lui à ce conflit qui le dépasse et y prend part courageusement malgré les pertes subies et les risques encourus. Une double tragédie donc qui n’est certes pas totale puisque les deux protagonistes suscités survivent finalement aux épreuves mais non sans avoir été rudement éprouvé, subi des pertes et perdu une partie de soi-même (une autre constante du cinéma de Milius). On pourrait en fait dire du cinéaste qu’il est un pessimiste modéré.
Le film nous délivre également une vision ambiguë et assez rare de la guerre : vue comme inévitable et menée avec résolution quand on y est acculé mais sans enthousiasme ni illusion. On est loin ici autant du pacifisme simplificateur de nombre de films et de la glorification primaire. La guerre est ici surtout montrée comme un passage obligé douloureux de l’Histoire et de l’humanité en général, tout comme la violence en général. Une situation intense où se distinguent avant tout les individus ou du moins les petits groupes unis d’avantage que les grandes armées organisées avec des Etats-Majors et des gouvernements. Également une constante dans les thématiques du réalisateur que l’on retrouve également dans Le lion et le vent, Conan le barbare et L’Aube rouge. Milius est un individualiste acharné, à la limite de l’anarchisme, et ne fait guère confiance aux institutions ni aux collectivités. Contrairement à ce qui est souvent dit à son sujet, Milius n’est pas plus fasciné par la guerre que les régimes totalitaires (en fait, c’est même l’inverse). Ce qui l’intéresse surtout, c’est le point de vue de l’individu remis dans le contexte de l’Histoire. La meilleure illustration en est la scène où l’on voit le héros déclarer suite à une bataille très sanglante qu’il ne lèvera plus la main sur un autre homme. Or, la date indiquée de la scène est le 6 août 1945 à huit heures du matin, soit l’instant approximatif de l’explosion atomique d’Hiroshima qui allait précipiter la capitulation du Japon et la fin de la guerre. Un symbole fort et une belle illustration de la cruelle ironie de l’histoire humaine.
Une dernière thématique importante du film est l’opposition entre l’état de société civilisée et celui de nature. Fervent nietzschéen, Milius a toujours imprimé ce thème dans sa filmographie : un guerrier solitaire se confronte à la plus extrême sauvagerie pour gagner sa liberté et son indépendance (Conan le barbare), un groupe de jeune vivent en forêt pour organiser une guérilla indépendantiste (L’Aube rouge), un militaire doit quitter toute notion de civilisation et retrouver ses instincts primitifs pour accomplir sa mission (Apocalypse Now). L’Adieu au roi résonne comme une synthèse parfaite de cette opposition/complémentarité entre société industrialisée moderne et société traditionnelle indigène au travers du prisme du plus grand conflit mondial. La première semble largement triomphante avec son écrasante supériorité technologique mais s’avère finalement dépendre de la seconde pour remporter ce front de guerre et s’avère incapable de maîtriser pleinement cet environnement isolé. Ce n’est pas pour rien que l’on voit Learoyd, le protagoniste, préféré le petit peuple des Dayaks et y trouver une force et une indépendance qu’il n’avait pas eu dans l’armée américaine où il officiait. Une sorte de passage obligé pour tout aventurier authentique mais aussi une possibilité d’émancipation et de renouveau qui tente souvent une part non négligeable de l’humanité, cependant rendue illusoire par l’emprise galopante de la société moderne omniprésente.
Milius n’hésitera pas à dire qu’il s’agissait du meilleur film qu’il ait fait. L’appréciation peut se discuter mais il est sûr que le métrage retranscrit parfaitement les thèmes chers à l’auteur et sa vision du cinéma. L’histoire est prenante et émouvante, bien servi par la BO magnifique et nous présente des personnages profonds et authentiques. Un film personnel et poignant qui retranscrit parfaitement cette vision large de l’humanité et de l’Histoire.
Une vision nuancée, originale et assez contemplative de sujets énormément traités au cinéma, vision peu partagée et qui vaudront au cinéaste une forte incompréhension de la part de certains critiques, voire de féroces polémiques, notamment avec l’uchronie L’aube rouge qui montrait l’invasion des Etats-Unis par l’armée soviétique. Des polémiques qu’il affrontera d’ailleurs assez crânement mais auxquelles il échappera avec L’Adieu au roi.
Auteur et réalisateur fier et individualiste, il a souvent travaillé à contre-courant, hors des modes et des franchises, sur des sujets originaux et anticonformistes, d’ailleurs rarement rentables. Cette originalité et sa personnalité atypique ont probablement été la cause principale de son retrait du monde du cinéma à la fin des années 1990, mais quoiqu’il en soit, auront largement contribué à la patte particulière de ses films et scénarios, leur souffle épique, leur ambiance mélancolique, leur aspect intemporel. On peut donc dire que Milius aura vécu comme ses personnages : en décalage par rapport à son époque, se battant jusqu’au bout et en restant fidèle à lui-même.
L’adieu au roi : Bande-annonce
Fiche technique : L’adieu au roi
Titre original : Farewell to the King
Réalisation : John Milius
Scénario : John Milius
Musique : Basil Poledouris
Acteurs principaux : Nick Nolte, Nigel Havers, Frank McRae, Gerry López…
Genre : aventures
Durée : 112 minutes
Sortie : 1989