Le Mag du Ciné a décidé de consacrer un cycle d’analyses cinématographiques au thème de l’enfermement et/ou l’internement. La présence de Shock Corridor parmi les films retenus par notre rédaction se justifie triplement : par son portrait intrinsèque de l’institution asilaire, par l’enfermement mental de ses personnages et par la volonté, jamais démentie, qu’a Samuel Fuller de faire de chaque interné un réceptacle des démons états-uniens.
L’asile
Le spectateur l’ignore encore, mais le premier plan de Shock Corridor présente la « Rue », un long couloir où les « patients sages » peuvent circuler librement et interagir avec leurs pairs. La caméra de Samuel Fuller se poste dans son axe, sous des néons impersonnels qui convergent, au même titre que les murs adjacents, vers un point de fuite lointain. La lumière est avare, l’image s’accompagne d’une musique anxiogène, les lieux ne sont encore peuplés que de bancs, de portes et de radiateurs. Suffisant pour caractériser un univers hospitalier (comprendre : sanitaire) et inhospitalier (froid et désincarné). Ce qui se dévoile est à la fois un lieu d’ordonnement (les places attribuées à la cantine, les différentes sections asilaires), d’ordonnance (des psychismes, des médicaments) et d’ordre (les infirmiers se substituant souvent aux gardiens).
L’enquête journalistique
Johnny Barrett est reporter au Daily Globe. On le découvre, dans une séquence d’exposition édifiante, répéter un numéro d’acteur pour le moins étonnant : assis, il simule une forme de perversion incestueuse face à un thérapeute filmé en légère contre-plongée. Dans une représentation du journalisme qui tient davantage de Network que de Spotlight, Samuel Fuller met en scène un plumitif ambitieux, prêt à tout, y compris se faire interner, pour décrocher le sacro-saint Pulitzer. Son plan est simple, du moins en apparence : profiter d’un bref séjour à l’asile pour faire parler les rares témoins d’un meurtre non élucidé. Et décrocher ensuite tous les honneurs qui en résulteraient.
Perversion du milieu
Shock Corridor s’avère particulièrement critique quand il s’agit de dépeindre l’Amérique et ses institutions. Le journalisme ne s’embarrasse d’aucun scrupule et se shoote au sensationnalisme. Les tribunaux, aveugles aux manœuvres les plus grotesques, ne se font pas prier pour expédier des individus sains d’esprit dans des hôpitaux psychiatriques. Faussement accusé d’agression par sa fiancée Cathy, qui se présente comme étant sa sœur, Johnny Barrett est ainsi arrêté par la police, jugé par une Cour et interné dans un établissement spécialisé où il va devoir mener une « lutte constante contre la folie ». Là-bas, à travers ses yeux, le spectateur va découvrir l’hydrothérapie, les électrochocs, la danse-thérapie, les tables de contention, les camisoles, les cocktails médicamenteux… Le journaliste doit cohabiter, dans une chambre collective à six lits, avec un chanteur d’opéra raté, obèse, et manifestement obsédé par l’échec. De plus en plus vulnérabilisé par le manque de sommeil, l’enfermement et la violence (contenue ou explicite) de ce milieu d’adoption, il en vient peu à peu à perdre la tête, bien qu’il conserve l’espoir, sans cesse repoussé, de percer à jour les angles morts de l’affaire Sloan.
« Mark Twain n’a pas psychanalysé Huck Finn ou Tom Sawyer ! »
Strip-teaseuse, apparaissant plus souvent dénudée qu’endimanchée, Cathy tient pourtant lieu d’unique personnage positif et raisonnable de Shock Corridor. Elle s’oppose tôt à ce qu’elle qualifie de « projet insensé » et ne semble céder que par amour pour Johnny. Sa référence lucide au Docteur Jekyll et à Mister Hyde prendra finalement tout son sens. Elle devine d’ailleurs avant tous les autres le danger encouru par l’antihéros de Samuel Fuller : « Il commence à croire que je suis réellement sa sœur ! » C’est elle, l’ingénue corrompue, en lutte permanente mais résignée, qui subira tous les contrecoups d’une entreprise vouée à l’échec.
L’asile, c’est l’Amérique
On pourrait discourir des heures durant sur les éclairages sophistiqués de Stanley Cortez (le chef opérateur de La Nuit du chasseur), sur le jeu délicieusement outré de Peter Breck, sur la science du cadre de Samuel Fuller et sa faculté à sculpter des visages expressifs, sur la nervosité de son montage ou sur l’usage tout en contrastes des couleurs pour illustrer les songes des malades qui peuplent son asile. Mais l’essentiel réside ailleurs. Il se trouve d’ailleurs énoncé, de manière tout à fait programmatique, par cette citation introductive du grand tragique grec Euripide : « Ce qu’il veut détruire, Dieu commence par le rendre fou. » Qu’est-ce que Dieu, entendu comme une incarnation du Bien, cherche-t-il à annihiler ? Et quelle est la nature de cette folie qui en annoncerait l’hypothétique destruction ? En clerc, Samuel Fuller fait d’un espace asilaire une version miniaturisée de l’Amérique. Chaque malade, chacune des situations mises en scène semble contenir en creux, en porteur inconscient, les ignominies d’une superpuissance en perdition.
Johnny Barrett, « le journaliste au QI de 140 », imagine que « ce couloir va (le) mener tout droit au Pulitzer ». Il consent, pour y parvenir, à se laisser diagnostiquer une « constitution sexuelle chaotique », voire un état schizophrénique. Il symbolise rapidement dans le récit le désir sexuel (envers sa femme, ou au regard de la prédation des nymphomanes dont il est la victime) et la jalousie qui en découle (les visions de sa fiancée Cathy en surimpression). Stuart, ancien fermier du Sud, dont le dada consisterait à « jouer à la guerre de Sécession », souffre d’un stress post-traumatique lié à la guerre de Corée (par analogies : du Vietnam). Il a été démobilisé avec un blâme à la suite d’accointances avec les communistes. Trent, le seul étudiant noir d’une Université du Sud, est contaminé par la haine des suprémacistes blancs au point de vouer aux gémonies ses propres « frères ». Il arbore une pancarte annonçant qu’« intégration et démocratie sont ennemies » et scandant « les Nègres chez eux ». Après avoir appelé à la traque des Voyageurs de la Liberté et arboré un masque du Ku Klux Klan, il retrouve un peu de lucidité et verbalise ce qui forme « la base de la délinquance, l’origine des lynchages, la maladie transmise génétiquement », à savoir le fait que « ces pauvres enfants à la dérive sont davantage abreuvés d’agressivité que d’amour ». Enfin, le dernier des trois témoins de Johnny, le Docteur Boden, est un ancien Prix Nobel et spécialiste de la bombe atomique retombé à l’âge mental d’un enfant de six ans après avoir pris conscience des usages dévastateurs du nucléaire. Tous souffrent d’un enfermement mental doublant l’internement physique. Et ce sont les pages noires de l’Amérique, décidément perçue avec véhémence, qui semblent en être l’incubateur. À cet égard, Shock Corridor apparaît comme un film grinçant, particulièrement dérangeant, extirpant avec force le spectateur du confort cotonneux du divertissement, et s’inscrivant de ce fait dans les pas d’un The Intruder (Roger Corman), sorti quelques mois plus tôt.
La caverne platonicienne
Pour comprendre l’allégorie de la caverne de Platon, il faut se figurer des individus attachés face à un mur et ne percevant le monde extérieur qu’à travers les échos d’une grotte et les ombres que projettent sur ses parois quelques filets de lumière. Les perceptions en ressortent forcément tronquées, altérées, dénaturées. Tout, dans Shock Corridor, laisse à penser que Johnny Barrett se trouve dans un état proche de celui des prisonniers de la caverne platonicienne. Les traitements auxquels on le soumet, son environnement constitué d’ombres tapageuses, de cris, de pleurs et de gestes désordonnés, les privations (sociales, physiologiques) contribuent à brouiller ses sens, à diluer son identité, à mettre à mal ses capacités cognitives. Platon explique que la connaissance impose aux anciens prisonniers de cette caverne une forme de souffrance. C’est celle de celui qui a vécu dans la pénombre et se trouve soudainement aveuglé par un soleil irradiant en s’en échappant. Pour Johnny Barrett, cette enfermement dans la caverne aboutit à une découverte impossible à admettre : quand le Docteur Boden lui expose le portrait qu’il lui a inspiré, il entre dans une colère incontrôlable synonyme de démence. Cette dernière se verra un peu plus tard objectivée par une séquence finale au cours de laquelle l’asile est emporté par une pluie torrentielle et un orage grondant.
L’enfermement dans Shock Corridor
Johnny veut se faire interner pour identifier l’assassin de Sloan. Cathy souffre profondément de cette décision, dont elle se rendra pourtant complice. Ce plan la présente affligée, enfermée dans le cadre d’un miroir, sur lequel trône un cliché de son fiancé. Déjà, les deux protagonistes ne sont plus que des représentations : on perçoit l’affliction de Cathy à travers son reflet, on fige Johnny dans un idéal photographique que Samuel Fuller ne montrera jamais à l’écran.
À peine son projet initié que Johnny est déjà assailli de visions. Cathy lui apparaît en songes (en surimpression à l’écran), exacerbant son désir pour elle et sa jalousie à l’endroit des autres hommes. L’enfermement mental se met en branle.
Johnny se trouve – littéralement – au centre des convoitises. Les nymphomanes forment un cercle autour de lui. Il n’y a plus d’échappatoire. Elles agissent telle une meute prête à fondre sur sa proie.
Johnny refuse de sortir d’une caverne platonicienne dans laquelle il se maintient lui-même prisonnier. Le Docteur Boden lui tend un miroir (un portrait) contre lequel il va violemment s’insurger.
Le faux interné, souffrant d’une maladie mentale inventée de toutes pièces, est maintenant sous camisole. Il a perdu la raison dans une institution pourtant précisément conçue pour aider ses patients à la recouvrer.