Les Réalisateurs-scénaristes : Akira Kurosawa
Harry Kümel (« Malpertuis »-1972, « Eline Vere »-1991) disait : « Il n’existe dans l’histoire du cinéma aucun grand réalisateur qui sache écrire, sauf un. Ingmar Bergman. » Le tollé qu’il soulevait parmi ses étudiants de réalisation à l’Institut des Arts de Diffusion dans les années 80 le laissait complètement indifférent. Kümel avait certes une grande qualité de réalisateur : un point de vue. Essayons à notre tour de répondre à cette question. L’avenir du cinéma en France et en Europe en dépend, tant l’enjeu du scénario est important et tant la place réservée au scénariste y est mauvaise…
Pas mal de grands films sont écrits par leur réalisateur. C’est le cas pour Chaplin, Kurosawa, Cassavetes, et Bergman bien sûr, pour n’en citer que quelques-uns. Mais sont ils tous bien écrits ? Ont-ils écrit tous leurs scénarios seuls ? Ont-ils créé une histoire originale ? Ont-ils adaptés des œuvres littéraires ? Henri Sonet, professeur d’histoire du cinéma, et Président du Centre Bruxellois pour l’Audiovisuel, disait que Chaplin avait écrit 80 fois le même scénario. Et pourtant, on peut observer un bon nombre de nuances entre « The woman of Paris » (1923) et « The Great Dictator » (1940).
Le cas d’Akira Kurosawa présente plus d’un intérêt. Tout d’abord, c’est certainement un réalisateur qui se distingue par son style d’un graphisme implacable. La génération de Coppola parlait bien de « Kurosawa shot ». Pourtant, il ne voyait dans la forme en elle-même qu’un intérêt relatif : «Le problème de la technique et du style existe quand un auteur de films à quelque chose à dire. Si un auteur n’ayant rien à dire se préoccupe de dire, de transmettre, il perd son temps. La technique ne prend pas naissance dans une telle pensée. S’il fait des films uniquement pour l’amour de la méthode et de la technique, c’est comme s’il n’était pas vivant ». (Cité par Sacha Ezratty, « Kurosawa », éditions universitaires, 1964). Ensuite, de l’avis général, le sens dramatique et la force d’écriture de Kurosawa inspirent le respect. « Vivre » (1952), écrit André Bazin, « est peut-être le film le plus savant et le plus émouvant des films japonais qu’il m’ait été donné de voir ». Il y voit « une intelligence des structures du récit qui l’a laissé béat d’étonnement » (Cahiers du cinéma n°69, 1957). La surprise est totale, car c’est au moment où l’on croit que le film est terminé, que ce dernier commence réellement….
Kurosawa est né le 23 mars 1910 à Tokyo. Adolescent, il se passionne pour la littérature russe, entre autre pour Dostoïevski, en qui il trouve « une bonté dépassant les limites d’un être humain ordinaire ». Peintre de formation, dont les toiles sont exposées dès le conservatoire, il cherche le moyen de gagner sa vie. Il dessine des affiches de cinéma. A 26 ans, il participe à un concours à la Photo Chemical Laboratories pour devenir assistant-réalisateur. L’examen d’entrée consiste à écrire un scénario à partir d’un fait divers. Il est sélectionné parmi 500 candidats. Il assiste le réalisateur Shigeo Yagura avant de rejoindre l’équipe de Kajiro Yamamoto qui deviendra son maître. Yamamoto est impressionné par le jeune homme et lui conseille d’écrire des scénarios. Kurosawa se met à écrire sans arrêt, en menant de front son travail d’assistant. « Submergé d’idées et incapable de dominer l’instinct créateur qui l’accablait, il avait quelque chose d’un génie » dira Yamamoto.
En 1943, Kurosawa découvre dans la presse l’annonce de la parution prochaine d’une nouvelle de Tsuneo Tomita inspirée de la vie d’un grand champion de judo de l’ère Meiji (1868-1912). Il demande au producteur Morita de la société Toho d’acquérir les droits de l’œuvre avant même de l’avoir lue. Ce sera « La légende du grand Judo », dont le succès est tel qu’il en tournera une suite deux ans plus tard. Le héros du film, Sugata Sanshiro devient le disciple d’un maître de judo dont l’école est opposée à une école de Jiu-Jitsu. Le film commence par un plan sur le héros, un jeune homme ignorant et simple, dans son regard sur l’Art qu’il veut apprendre. Tout le récit est axé autour d’une simplicité dramatique maximum. Le Judo incarne la voie démocratique des Arts Martiaux, contre le Jiu-jitsu, voie aristocratique. La scène de confrontation entre les champions de chaque école se déroule en plein air, dans un champ d’herbe fouetté par le vent. Les nuages font des vagues d’ombres d’où émerge l’ennemi. Pour tourner cette scène, Kurosawa fait attendre son équipe et son producteur pendant une semaine. Il attend le vent.
Dans le survol non exhaustif de cette filmographie, attardons nous un moment sur le quatrième film de Kurosawa, « Les hommes qui marchent sur la queue du tigre » (1945), car il comporte un flux croisé de données qui posent la question de la place de l’auteur dans sa contemporanéité. Inspiré d’une pièce de Kabuki de style Shosa-goto, « Kanjin-cho », Kurosawa en écrit le scénario en une seule nuit. Si le Kabuki est un pilier de l’art traditionnel japonais, son rapport avec le cinéma n’est pas anecdotique. En effet, Eisenstein considère son analyse du Kabuki comme point de départ de sa méthode de montage. « Sons, mouvements, espaces, voix, n’accompagnent pas les acteurs japonais, ne fonctionnent même pas parallèlement, mais sont traités comme des éléments équivalents. En contact direct avec le Kabuki, on pense immédiatement au football, à ce sport le plus collectif. Voix, sons de bambou, gestes, cris du lecteur, décors pliants apparaissent tels d’innombrables « arrières, avants, centres, gardiens », qui se jettent la balle du drame et triomphent du spectateur ébahi. (Eisenstein, « Le théâtre japonais »-Monde n°15, 1928).
Le thème du récit parodié par Kurosawa dans son scénario a aussi servi de base à une pièce No des arts classiques Yokyoku, et peut être
résumé ainsi : « Ils avaient à peine échappé à la gueule du serpent qu’ils se trouvaient déjà sur un chemin non moins dangereux, comme s’ils marchaient sur la queue du tigre ». On peut y voir une allusion ironique à ce tournant historique où le Japon sort de la guerre pour entrer dans l’occupation étrangère. Autre lien d’ailleurs avec le cinéma russe, où Tarkovski, pour ne citer que le plus grand réalisateur du cinéma parlant, était passé maître dans la dénonciation muette du régime stalinien. Cette formule métaphorique se poursuit quelques années pour Kurosawa qui exprime avec tout l’art synthétique hérité du No, la façon dont le militarisme japonais est une forme de suicide de société : « Ceux qui bâtissent l’avenir » (1946), « Je ne regrette pas ma jeunesse » (1946) sont de cette nature. Ce dernier doit cependant subir les effets de la censure d’état. Le scénario original de Eijiro Hisaita était selon Kurosawa, « excellent et nettement supérieur au film, tel qu’il a été finalement tourné, c’est-à-dire après avoir modifié la deuxième moitié ».
« Un merveilleux dimanche » (1947) est tourné sur un scénario de son ami d’enfance Keinosuke Uegasa, avec qui il co-scénarise « L’Ange Ivre » (1948). L’empreinte de Dostoïevski y est présente. Loin du néo-romantisme des débuts, Kurosawa et Uegasa peignent le désespoir de l’après-guerre nippone. « L’Ange Ivre » est aussi le premier film dans lequel joue Toshiro Mifuné, qui deviendra son acteur mythique.
L’écriture de « Le chien enragé » (1949) n’est pas sans enseignement. Croyant qu’il serait plus facile de rédiger le scénario par la suite, il écrivit d’abord l’histoire sous forme d’une nouvelle, qui le déçut : « Je compris qu’un scénario doit être rédigé, comme cela se fait toujours, avec de la sueur, avec du sang et avec le temps. Une nouvelle ne se préoccupe pas du temps filmique et les contours psychologiques y sont relativement faciles, alors que dans un film, dans un scénario, ils doivent être conçus sur un tout autre plan, avec une autre matière ».
Nous sommes en 1950. Kurosawa a tourné une dizaine de films et écrit une douzaine de scénarios pour d’autres réalisateurs. L’ère des chef-d’œuvres approche, qui se tourneront en cascade, à la façon de Hitchcock (« Vertigo »-1958, « North by Northwest »-1959, et « Psycho »-1960)
Le premier film culte de Kurosawa en occident fut « Rashomon » (1951), Lion d’or à Venise. Il s’agissait de l’adaptation de deux nouvelles de Akutagawa, écrite en collaboration avec Shinobu Hashimoto. La première, « Dans les fourrés », résume en quelques pages, sous la forme d’un rapport de police le meurtre d’un samouraï par un bandit après le viol de sa compagne. La seconde, « Rashomon », plante le décor magique d’une porte de la ville où les cadavres étaient abandonnés. La force du film, outre sa mise en scène, tient pour beaucoup dans la multiplicité des points de vue. Chaque protagoniste raconte une version différente de la même histoire, y compris le « spectre » de la victime. C’est un bûcheron, témoin de la scène, qui livre finalement « une» vérité, moins glorieuse, mais plus humaine.
« Il m’arrive de penser à ma mort, et je suis effrayé par la pensée que je pourrais disparaître lorsque j’ai encore tant de choses à faire dans la vie. J’ai le sentiment d’avoir encore très peu vécu et c’est un sentiment douloureux. Mon film « Vivre » est basé sur ce sentiment.
« Vivre » (1952), raconte l’histoire d’un vieux fonctionnaire qui découvre qu’il a un cancer et qui décide de vouer ses derniers mois à une cause altruiste : faire combler un dépôt d’ordure et en faire une plaine de jeux pour les enfants d’un quartier pauvre. Interprété par le magnifique Takashi Shimura, que l’on retrouvera en chef des 7 samouraïs, le personnage de Watanabe le fonctionnaire est le contraire symétrique du Raskolnikoff de Dostoïevski (Crime et Châtiment), remarque Sacha Ezratty. Il défend avant tout un amour de la vie presque naïf contre le cynisme intellectuel. En ce sens, on pourrait dire que l’humanisme de Kurosawa a une générosité pré psychanalytique. La question essentielle de son œuvre se résume selon lui à ces mots : « Voici comment les hommes deviennent malheureux alors qu’on pourrait tenter d’être plus heureux ». Nul doute que cette pensée fonde l’épopée d’une belle œuvre. Mais les vérités dévoilées par Freud puis par Lacan ont depuis, semble t-il, rendu la question un peu vaine sur un plan intellectuel. La référence à Dostoïevski (que Freud tenait pour une névrose sur pattes est d’autant plus pertinente que l’auteur avait tourné un an plus tôt une adaptation de « L’idiot » (1951).
1954 sera l’année de la seconde consécration internationale de Kurosawa. Ecrit par Kurosawa, Shinobu Hashimoto et Hideo Oguni, « Les sept samouraïs » remporte un second lion d’or à Venise. Il est conseillable aux candidats auteurs de le visionner une fois par an ! L’esprit héroïque y est magnifiquement peint par l’absurde. Premièrement, les samouraïs sont des nobles. Or, les protagonistes de l’histoire acceptent de former et de défendre des paysans contre quarante bandits, en dépit du « code ». Ensuite, le talent du samouraï combattant est révélé avec finesse, et se résume bien dans son rapport à la volonté. Même après avoir été frappé à mort, un samouraï doit pouvoir accomplir un dernier geste avant de tomber. La scène de confrontation finale nous offre le schéma que voici : Kyuzo, le maître absolu du sabre, et admiré comme le meilleur d’entre eux, est frappé d’une balle perfide, tirée par le chef des bandits, retranché dans l’abri des femmes. Il se relève et jette son sabre dans la direction d’où est venue la balle. Kikuchiyo, le pitre paysan interprété par Toshiro Mifune, celui qui prétendait être samouraï sans l’être, accepté par le groupe avec l’ironie qu’il se doit, se précipite vers la cachette et reçoit une balle de fusil en pleine poitrine tirée à bout portant. Il s’avance pourtant, traverse la cache et tue le chef des bandits avant de tomber mort lui-même. Cette intrigue est une démonstration de la transformation d’un personnage dont les actions ont rendues possible l’invraisemblable : un homme quelconque est devenu grand, en assimilant les leçons dont les samouraïs ont fait leur idéal. « La situation, le moment tragique », dit John Ford, « obligent les hommes à se révéler à soi-même et à prendre conscience de ce qu’ils sont vraiment ». Cette pensée rapproche plus les deux cinéastes que la comparaison facile du chef d’œuvre de Kurosawa avec un western féodal.
Nous pouvons déjà faire une pause pour constater que le héros de Kurosawa se définit par sa faculté d’émancipation. Un homme moyen prenant conscience de son aliénation et se libérant d’une série de contradictions l’opposant à lui-même et à la communauté. La critique japonaise avait classé Kurosawa parmi les néo-romantiques, tout en reconnaissant « le point de vue journalistique de ses films, l’importance qu’il accordait à l’actualité, sans oublier tous les aspects purement humains ». Ce jugement s’applique en regard des autres auteurs de films japonais jusqu’à l’après-guerre. Pour Misoguchi, « L’âme d’un homme peut être sauvée par l’amour d’une femme ». Ozu raconte comment « le monde entier est enfermé dans la vie de famille ». De notre point de vue plus lointain, les chemins de traverse de Kurosawa brossent autant le psychologique, l’historique que le social. Sa caractéristique est sans doute d’opposer l’ancien et le nouveau, dans une société profondément ancrée dans ses traditions un poil isolationnistes. En sortant du japon pour embrasser la Russie de Gorki (« Les bas-fonds »-1957) et de Dostoïevski, en adaptant le Mac Beth de Shakespeare (« Le château de l’araignée »-1957), Kurosawa déchire le cadre culturel en prouvant l’universalité du discours cinématographique.
L’intégrité de son message lui fait défendre au fil du temps des projets plus difficiles et moins configurés par la pression des producteurs de la Toho. En 1970, c’est « Dodescaden », un film social hallucinant qui provoque la faillite de sa société de production. Depuis lors, c’est le soutient bienveillant de producteurs étrangers qui lui permettent de tourner encore de grands films. « Dersou Ouzala » (1975), qui obtient l’oscar du meilleur film étranger, est produit par la Mosfilm soviétique. Coppola et Lucas produisent « Kagemusha, l’ombre du guerrier » en 1980. Serge Silberman produit « Ran » en 1985. Et c’est Spielberg qui produit « Rêves », palme d’or à Cannes en 1990…
Pour aborder plus concrètement la question de l’écriture et se diriger nonchalamment vers une conclusion nécessaire, il faut se pencher plus avant sur la question suivante : Kurosawa est il un auteur à part entière dans la mesure où il n’écrivait pas seul, et où il s’inspira souvent d’auteurs du répertoire littéraire ? La réponse est oui, quoique que cela ne nous dispense pas du mystère Bergman. Est-il possible qu’un cinéaste ponde une œuvre aussi riche sans le secours de quelques écrivains, de quelques thèmes empruntés ? Car il faudrait avoir vécu trop de vies pour avoir tant de choses à dire, et les dire aussi bien. « L’adaptation dispense d’inventer une histoire », disait Renoir, auteur lui aussi d’une adaptation des « Bas-fonds » de Gorki. Mais l’adaptation est un défi aussi, preuve en est la différence flagrante entre la version que donna Orson Welles du « Mac Beth » (1948) qui secoua la critique et « Le château de l’araignée », qui provoqua des réactions aussi diverses que dégoûtées : Gide se déclarait « incapable d’exprimer à la fois brièvement et équitablement tout le mal qu’il pensait de ce film » tandis que Bresson déclara : « Il faudrait pouvoir voir tous les films de Shakespeare les yeux fermés. Si l’on ferme les yeux à ce Mac Beth, on ne voit plus rien…. » Pourtant, l’adaptation n’est pas le propre de Kurosawa, qui puise dans la vie, dans l’actualité et dans son cœur le plus grand nombre de ses sujets. « Vivre dans la peur » (1955) est conçu suite à une conversation qu’il a avec le compositeur de plusieurs de ses films, Hayasaka, qui lui déclare après les essais atomiques de Bikini : « Il est impossible de travailler avec une menace de mort ainsi suspendue sur nos têtes ».
Réputé réalisateur coûtant cher, au rythme de travail très lent, Kurosawa n’a peut-être pas le loisir de tourner tous les films qu’il a dans la tête. Il a écrit, outre ses propres films, plus de trente scénarios tournés par d’autres réalisateurs. En ce sens, il a vécu, lui aussi, la petite frustration typique de l’écrivain confiant son bébé au metteur en scène. « Je vois, maintenant, ce que vous avez fait » dit-il à Toyoda, pour qui il avait écrit une partie du film à sketch « quatre histoires d’amour » : « J’ai fait de l’amour de ces jeunes gens une description psychologique, alors que vous, vous l’avez traité physiologiquement ».
La méthode de travail collective qu’il avait adoptée au fil des ans autour de ses projets avait pour but d’améliorer, d’optimaliser en toute humilité le potentiel d’une histoire. Le scénario définitif est plus l’œuvre d’une table ronde que d’une équipe homogène : chacun des collaborateurs prépare son propre scénario, qu’il fait lire aux autres. Les lacunes unilatérales sont ainsi écartées, et on rectifie impitoyablement les erreurs, en s’attaquant au fond du problème. C’est à la façon d’un atelier qu’avancent donc les scripts dont il initie l’écriture, tout en gardant la mainmise du chef d’orchestre.
Décédé le 6 septembre 1998, Akira Kurosawa a reçu pour son œuvre toutes les récompenses dont un auteur de cinéma peut rêver. Le plus beau compliment, et le plus unanime qu’on puisse lui faire tient en ces quelques mots : il savait raconter une histoire.