Édité chez Wild Side, Chien Enragé un drame policier et social d’Akira Kurosawa, à redécouvrir
Synopsis : Dans le Japon d’après-guerre, Murakami, un jeune inspecteur de police, se fait voler son arme de service par un pickpocket. Avec l’aide de l’inspecteur Satô, il va enquêter dans toute la ville.
Après son premier chef d’œuvre L’Ange Ivre, et suite à un passage chez les concurrents de Daiei Productions, Akira Kurosawa retrouve la Toho et ses deux acteurs Toshiro Mifune et Takashi Shimura, ainsi que toute son équipe technique, pour un film apparemment bien différent mais où l’on peut reconnaître les méthodes habituelles du grand cinéaste.
Thriller social
De prime abord, Chien enragé se présente comme un film policier : les deux personnages principaux sont des inspecteurs de police menant une enquête dans des milieux parfois louches. L’arme perdue par Murakami va servir à des crimes divers, et Akira Kurosawa montre qu’il sait maîtriser les techniques narratives propres au genre. Ainsi, on a une scène pleine de suspense qui se déroule dans un stade lors d’un match de base-ball. Plus tard, il filme une séquence remarquable sur les lieux d’un crime, où les plans, la musique et les dialogues se mêlent pour instaurer une ambiance glauque et dramatique. Une fois de plus, à travers cet aspect policier, on peut sentir toute l’influence du cinéma occidental, américain en particulier.
Mais Kurosawa ne se contente pas d’une simple intrigue policière : son film se transforme également en description sociale. Toujours préoccupé par le sort des plus faibles, le cinéaste n’hésite pas à plonger ses spectateurs dans les bas-fonds des grandes villes. Cela permet à Murakami de découvrir l’existence d’un monde sous-terrain, avec sa population, ses rites, etc. Chaque progrès de l’enquête entraîne le policier et les spectateurs dans des lieux différents. A l’inverse de L’Ange Ivre, qui ne se déroulait que dans un lieu unique, Chien enragé multiplie les décors, nous plongeant successivement dans un cabaret, dans des quartiers populaires ou dans un stade… Et chaque nouvelle scène, dans un lieu différent, est réalisée d’une façon différente également. Le film se fait donc kaléidoscope social.
Personnages en miroir
Kurosawa aime ses personnages. Il ne les juge pas. Et les caractères sont essentiels dans l’histoire.
L’enquête montre d’abord l’opposition entre les deux policiers. D’un côté, Murakami est un jeune fougueux et impulsif. Manquant cruellement de subtilité, il fonce directement droit devant lui. Il n’hésite pas à attaquer frontalement témoins et suspects, quitte à les renfermer sur eux-mêmes.
Satô apparaît tout de suite comme son antithèse. Lors de sa première scène, il est assis en train de plaisanter avec une suspecte, de façon tranquille et débonnaire. Aussi calme que Murakami est brutal, il ne brusque rien ni personne mais incarne une force tranquille. Face à l’énergie incontrôlée de son jeune collègue, Satô prend son temps mais agit avec plus de réflexion.
Face aux deux policiers se trouve Yusa, celui qui est en possession de l’arme. Là aussi, Kurosawa ne se limite pas aux apparences : toute la fin du film est construite sur un jeu de miroir entre le petit criminel et le jeune policier. Les rapprochements entre les deux personnages sont nombreux. Ils ont suivi le même parcours. Tous les deux ont fait la guerre et on leur a tout volé à leur retour. Murakami avoue lui-même qu’à ce moment-là, il aurait pu mal tourner. De plus, lors de leur combat final, ils se retrouvent quasiment semblables, presque impossible à différencier, écroulés au sol, couverts d’une boue qui transforme leur costume en uniforme, rappelant ce passé militaire qui les rapproche.
Cette similitude entre le jeune policier et le criminel permet à Kurosawa de développer un peu le personnage de Murakami, mais aussi d’instaurer un débat passionnant entre Satô et lui au sujet de la responsabilité des délinquants. Un criminel est-il quelqu’un de foncièrement mauvais ou sont-ce les circonstances de sa vie qui ont fait de lui un hors-la-loi ?
À côté de cela, d’autres personnages secondaires sont aussi magnifiquement développés. Parmi ceux-là, il faut citer Harumi, la « chérie » de Yusa, jeune femme qui fait la forte tête mais dont le masque va tomber petit à petit, en particulier lors d’une splendide séquence où elle sera en face-à-face avec sa mère. Le spectateur assiste alors à toute une tragédie humaine qui se déroule devant ses yeux.
Harumi s’est perdue car elle n’a plus ses repères socio-culturels. Cela permet au cinéaste de développer un des thèmes principaux du film, le portrait de toute une société qui ne sait plus qui elle est, la description d’un Japon en phase d’américanisation forcée. Les valeurs traditionnelles, sociales et familiales ont disparu. Ce n’est pas un hasard si l’une des scènes principales du film se déroule pendant un match de base-ball, sport qui est un des exemples de ce métissage culturel.
En conclusion, Akira Kurosawa signe, une fois de plus, un film qui montre sa maîtrise du langage cinématographique. Sa beauté et son inventivité formelles se mettent au service d’une histoire humaine, une description pleine d’empathie de personnages ayant perdu leurs repères culturels dans une société en pleine mutation.
Chien Enragé – Extrait
Chien Enragé – Fiche Technique
Titre original : Nora inu
Réalisateur : Akira Kurosawa
Scénario : Ryûzô Kikushima, Akira Kurosawa
Interprètes : Toshirô Mifune (Murakami), Takashi Shimura (Satô), Keiko Awaji (Harumi), Isao Kimura (Yusa), Eiko Miyoshi (mère de Harumi)
Musique : Fumio Hayasaka
Photographie : Asakazu Nakai
Montage : Toshio Gotô, Yoshi Sugihara
Production : Sôjirô Motoki
Sociétés de production : Film Art Association, Shintoho Film Distribution Committee, Toho Company
Société de distribution : Toho Company
Date de sortie (en France) : 12 janvier 1961
Durée : 120 minutes
Genre : Policier, drame
Japon- 1949