En recevant son prix du scénario à Cannes en 2019, Céline Sciamma a rappelé dans son discours qu’elle faisait du cinéma depuis 12 ans déjà. 12 ans depuis Naissance des pieuvres. La réalisatrice fait donc pleinement partie de cette dernière décennie presque écoulée. Elle l’a marquée par des prix reçus, mais pas seulement. C’est aussi parce qu’elle donne à voir des utopies comme elle le dit elle-même ou encore des images manquantes. C’est en ce sens certainement qu’elle a marqué une décennie de cinéma. Et si elle a laissé entendre qu’elle n’allait peut-être pas poursuivre le cinéma, en tout cas pas celui dans lequel elle écrit pour les autres, on espère tout de même voir encore des films made in Sciamma lors des prochaines décennies, car ils sont des petites pépites, des choix du poète qu’on découvre chaque fois avec délectation.
« Prenez le temps de me regarder »
Le projet du cinéma serait de regarder, de proposer un regard plutôt. Très souvent aujourd’hui, on oppose un regard féminin (female gaze) à un regard masculin (male gaze). Bon, on ne va pas se mentir, ça nous semble un peu trop simpliste vu ainsi. Et comme le dit Céline Sciamma elle-même, opposer le regard féminin à un regard universel, c’est peut-être ça l’erreur. Bref, Céline Sciamma propose un regard singulier, nouveau et cela depuis ses débuts. Déjà dans Naissance des pieuvres, Floriane jouait avec l’image de la femme fatale qu’on lui attribuait et la réalité de ce qu’elle ressentait, la réalisatrice ne proposait alors rien moins que de redéfinir ce regard à travers celui de Marie. Avec son deuxième film, Tomboy, la question du regard s’est aussi posée : c’est quoi être une fille et un garçon dans l’enfance ? Qu’est-ce qui nous définit ainsi ? Par le jeu, l’habit et même le maquillage, la danse ou encore la relation au père, Céline Sciamma montre que la question n’est pas si simple que ça. La polémique entraînée par le film auprès d’associations de type « manif pour tous », prouve à quel point les questionnements portés par la réalisatrice sont essentiels. « Mais ça ne suffit pas de seulement représenter. Il faut faire des images qui appartiennent au film […], de la création. »
Des utopies imparfaites
Avec Bande de filles ou encore le scénario de Quand on a 17 ans ou de Ma vie de courgette, mais surtout avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma a fait de son cinéma l’art des images manquantes. En filmant une bande de filles noires dansant sur Rihanna, elle a prouvé que, pour elle, représenter n’était pas seulement faire exister des personnages, mais offrir des images nouvelles, belles, intenses et inspirantes. La mise en scène participe de cela, le regard sur le corps également. Pour parler de Marieme dans Bandes de filles, Céline Sciamma invente des plans d’abord partiels qui se révèlent peu à peu, souvent comiques, parfois cruels ou tragiques. Ainsi dès la première scène, Marieme apparaît d’abord dans un groupe de filles bruyant, qui montre qu’il existe, avant de se retrouver peu à peu seule et de devoir jusqu’au bout se réinventer non seulement pour grandir, mais surtout pour exister pleinement, individuellement, sans préjugés, sans construction toute faite, elle échappe littéralement aux représentations. L’incursion de Sciamma en banlieue s’avère rafraîchissante et bien loin de tout ce qu’on a pu voir jusqu’alors.
« Des récits qui nous manquent collectivement »
Avec Quand on 17 ans, dont elle écrit le scénario pour André Téchiné, Sciamma décide d’écrire une scène de coming-out homosexuel qui se passe bien, curieux choix pour une réalisatrice qui veut représenter direz-vous ? Et bien, là encore, c’est du côté des images manquantes que Céline Scimma donne sa réponse (lors d’une rencontre avec l’équipe du film au cours d’une avant-première parisienne) : « Ce coming-out sans conflit apportera sûrement des commentaires critiques sur la naïveté du film, mais la fiction, c’est aussi proposer des personnages nouveaux, un autre endroit de justesse. On se dit « ça peut exister, ça existe si j’y crois ». Qu’est-ce que ça produit finalement une scène d’acceptation ? Quelque chose de beau à vivre au cinéma et peut-être dans la vie. ». Dans Ma vie de courgette, même combat, écrire une fin si douce, si pleine de promesse et à la fois d’une grande tristesse poétique était un beau choix dont Céline Sciamma parlera lors du César de la meilleure adaptation qu’elle reçoit pour son écriture du scénario du film : « les récits qui nous parlent et qui nous touchent, c’est aussi les récits qui nous manquent collectivement et je crois qu’on avait besoin de ce récit d’adoption, d’accueil, de refuge, on avait besoin de ce récit qui dit que la famille ça s’invente, ça se recompose, ça se choisit (…) d’un récit qui nous ressemble, du côté des fragiles, des sensibles (…) du côté des amitiés solidaires, des humiliés, les vrais ».
En mouvement
Avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma, de nouveau, créer des images manquantes, marquantes, utopiques, fêlées : une scène de sexe d’une folle sensualité, inattendue, drôle aussi, touchante, mais aussi un moment de jeu de cartes qui fera plus tard écho à une scène d’avortement pleine d’enfants qui réunit un trio de femmes puissantes à leur échelle. Et puis l’amour fou s’écrit ici dans l’égalité, s’écrit dans le souvenir de l’amour avec une page 28 marquante… Une page comme un petit clin d’œil pour la fin du film, comme une manière de ne pas clore une histoire sans pourtant l’enfermer dans un enfer cyclique. Un film de portraits qui ne fige pas ses personnages, ça c’est une vraie utopie !
La dernière scène de Portrait de la jeune fille en feu fait écho à celle de Naissances des pieuvres, avec Adèle Haenel au centre, autre figure marquante de la décennie. Chaque fois, cette figure pourtant est captée, mais fuyante, réinventée. La muse fuit, elle est belle, saisie dans le cadre, en mouvement et déjà loin à la fois. Ayons donc une pensée pour celles et ceux qui au cours de cette décennie se sont battus pour écrire « les récits qui nous manquent »….