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L’addiction à l’alcool : Un Singe en hiver

Si le thème de l’addiction à l’alcool a donné plusieurs grands films dans le cinéma anglo-saxon (Le Poison, de Billy Wilder, ou Le Jour du vin et des roses, de Blake Edwards, pour n’en citer que deux), le sujet s’est fait très rare en France. Souvent, l’alcool se montre joyeux dans quelques scènes légères, depuis la cultissime scène de la cuisine dans Les Tontons flingueurs jusqu’à la tournée éthylique dans Bienvenue chez les Chtis.

A priori, c’est cet aspect joyeux qui se présent dans Un Singe en hiver. L’alcool s’y montre festif et social.

Alcoolisme social.
Social, d’abord. Dans Un Singe en hiver, l’alcool semble rapprocher les gens, les hommes surtout : Albert Quentin (Jean Gabin) et Lucien Esnault (Paul Frankeur) dans la scène d’introduction, le même Quentin et Gabriel Fouquet (Jean-Paul Belmondo), bien entendu, dans le reste du film. La preuve : lorsqu’Albert est devenu sobre, Esnault lui reproche d’avoir abandonné ses amis, de ne plus « boire le coup » avec les autres. Ne plus boire d’alcool est considéré comme socialement suspect, et on en vient à se méfier de ceux qui s’éloignent du divin breuvage :

« C’est depuis qu’il a arrêté de boire qu’il a muté sournois »

C’est l’alcool qui va rapprocher Albert et Gabriel. De par son passé, le dirigeant de l’hôtel sait comment gérer l’alcoolisme festif et turbulent du jeune homme. Il le comprend. Mieux : il s’y reconnaît. Certes, l’Espagne remplace la Chine, mais l’alcoolisme reste le même, et les protagonistes s’y reconnaissent. Cette addiction fonctionne comme une marque de reconnaissance, qui les distingue des autres individus.
Car la pratique de la boisson chez Quentin et Fouquet n’est pas la pratique ordinaire. Il ne s’agit pas d’un petit apéro, d’une anisette en sortant du travail ou d’un petit verre de vin en jouant à la belote. Les deux protagonistes ont l’alcool grandiose et l’ivresse superbe. Ils partent pour des contrées lointaines et colorées, ils se transforment en aventuriers ou en matadors, remontant les fleuves tumultueux ou affrontant les taureaux. Ils sont loin des banales petites boissons de bistrots, comme en témoigne ce dialogue entre Quentin et Esnault :

« Ah, parce que tu mélanges tout ça, mon Espagnol, comme tu dis, et le père Bardas, les grands ducs et les bois-sans-soif.
_ Les grands ducs ?
_ Oui, monsieur, les princes de la cuite, les seigneurs. Ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps mais qui ont toujours fait verre à part. Dis-toi bien que, tes clients et toi, ils vous laissent à vos putasseries, les Seigneurs, ils sont à cent mille verres de vous. Eux, ils tutoient les anges.
_ Excuse-moi, mais nous autres, on est encore capables de tenir le litre sans se prendre pour Dieu le père.
_ Mais, c’est bien ce que je vous reproche. Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond, vous ne méritez pas de boire. Tu te demandes pourquoi il picole, l’Espagnol ? C’est pour oublier les pignoufs comme vous. »

De fait, s’il est possible de dire que l’alcool est social, dans le sens qu’il va rapprocher certains personnages, il représente également une forme de destruction de la société. C’est la bonne société de ce début d’années 60, la société bien établie et même prospère, qui souffre des délires éthyliques des deux protagonistes qui menacent de créer des accident en faisant de la corrida avec les voitures, ou qui tirent un feu d’artifice aussi monumental qu’illégal.

Alcool et exotisme
Un Singe en hiver instaure une opposition entre le monde réel et celui des imaginations éthyliques.
Que ce soit dans la scène d’introduction, qui se déroule sous l’Occupation, ou dans le reste du film, des années plus tard, le monde réel apparaît comme triste. Les premières images du film insistent sur la situation historique : les panneaux de signalisation en allemand, les troupes d’occupation qui défilent dans les rues, les bombardements. Si les délires alcoolisés permettent d’échapper à cette réalité, ils constituent aussi un moyen de dominer la peur liée à la guerre :

« Si tu buvais moins, tu aurais peur, comme tout le monde.
_ si je buvais moins, je serais un autre homme, et je n’y tiens pas. »

Des années plus tard, si la situation historique est plus calme, la vie, elle, semble plus morne. Là où les bonbons ont pris la place de l’alcool, les rives colorées du Yang-Tsé ont été remplacées par les gris paysages normands. La réalisation, très fine, bouche les horizons : point de départ possible, aucune lointaine aventure qui soit envisageable. Ici, tout est triste. Et Quentin est le premier à le regretter, comme il l’avoue à Fouquet :

« Moi aussi il m’est arrivé de boire, et ça m’a envoyé un peu plus loin que l’Espagne. Le Yang-Tsé-Kiang, vous avez déjà entendu parler du Yang-Tsé-Kiang ? Ça tient de la place dans une chambre, moi je vous l’dis. Je ne bois plus, je croque des bonbons.
_ Et ça vous mène loin ?
_ En Chine toujours, mais plus la même. Maintenant, c’est une espèce de Chine d’antiquaires. Quant à descendre le Yang-Tsé-Kiang en une nuit, c’est hors de question. Un petit bout par-ci, un petit bout par là, et encore, pas tous les soirs. »

Le drame de Suzanne
Alors, dans Un Singe en hiver, l’alcoolisme est-il présenté de façon sympathique ?
Le film est plus subtil que cela. Pour s’en assurer, il suffit de voir le personnage de Suzanne, la femme de Quentin, interprétée par la formidable Suzanne Flon. De lire l’inquiétude sur son visage. La peur que la folie de l’alcool ne reprenne son mari. Elle qui n’aspire qu’à une petite vie tranquille redoute les délires d’Albert. C’est elle qui le soutient dans sa lutte contre l’alcool. C’est elle aussi qui, secrètement, sait que cette lutte peut être perdue à chaque instant. Qu’il suffit d’une étincelle pour rallumer le feu. Sans un mot, on voit bien que Suzanne vit dans la crainte permanente. Elle est le personnage du drame silencieux, représentant, bien malgré elle, la vie triste à laquelle Albert s’est adapté tant bien que mal pendant des années mais qu’il n’accepte toujours pas :

« Ecoute ma bonne Suzanne, tu es une épouse modèle. Tu n’as que des qualités et physiquement tu es restée exactement comme je pouvais l’espérer. C’est le bonheur rangé dans une armoire. Et, tu vois, même si c’était à refaire, je crois que je t’épouserai de nouveau. Mais tu m’emmerdes. Tu m’emmerdes gentiment, affectueusement, avec amour, mais tu m’emmerdes.
J’ai pas encore les pieds dans le trou, mais ça vient, bon Dieu. Tu ne te rends pas compte que ça vient ? Et plus ça vient, plus je me rends compte que j’ai pas eu ma ration d’imprévu, et j’en redemande. »

C’est sans aucun doute ce vide que l’alcool vient combler, bien imparfaitement, et en causant bien des dégâts autour de lui, mais aussi de façon jouissive.

Un Singe en hiver : bande annonce