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Cycle Addictions : trois exemples en bandes dessinées

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans le cadre de notre cycle consacré aux addictions, nous nous penchons, une fois n’est pas coutume, sur la bande dessinée. Trois parutions récentes permettent d’en évoquer la teneur et les représentations, dans des domaines et avec des procédés qui peuvent fortement varier.

Freud-le-moment-venu-avisAu début de Freud, le moment venu, l’addiction au cigare se traduit par une dissonance cognitive. En tant que médecin, le père de la psychanalyse sait très bien à quels risques il s’expose en fumant parfois jusqu’à vingt havanes par jour. En tant que neurologue spécialiste de l’esprit humain, il a même assimilé cette pratique à un substitut de la masturbation. Cela ne l’empêche toutefois pas de céder à ce plaisir – et de se refuser à interpréter ses propres penchants pour le tabac. Plus loin, alors que les premiers signes d’un épithéliome apparaissent, Suzanne Leclair et William Roy prennent le parti de rompre le noir et blanc pour donner aux tissus et aux lésions une couleur sang. Une teinte dont le rouge des drapeaux nazis constituera le seul équivalent. Ce sont ainsi deux formes de cancer qui sont appelées à cohabiter dans l’album et qui affligeront, dans un même élan, Sigmund Freud. Les tumeurs, les scalpels, les cigares qui se consument, la fumée suspendue dans l’air seront représentés en alternance, à plusieurs reprises, comme pour sursignifier leur état de permanence, lui-même profondément symptomatique de l’addiction. L’homme n’est pas n’importe qui. Il a révolutionné les sciences. Il souffre terriblement. Le plus souvent en silence. Mais inlassablement revient pourtant cette image de cigare, devenue indissociable de sa personne. On ne saurait mieux le verbaliser : une addiction, ça s’impose à vous, peu importe votre rang, votre sagacité, les conseils avisés qu’on peut vous prodiguer, les risques encourus, que vous avez par ailleurs parfaitement intériorisés, et même la dégradation pathétique de votre état de santé. Souvent dans les récits sur l’addiction, les séquences finales sont porteuses d’effroi : dans Freud, le moment venu, on découvre le psychanalyste viennois attendant la mort sur un lit médicalisé, protégé par un rideau de tulle des mouches attirées par l’odeur des plaies…

Freud, le moment venu, Suzanne Leclair et William Roy
La Boîte à bulles, janvier 2023, 144 pages

Fahrenheit-451-avisLa drogue, l’alcool, le sexe, le pouvoir : dans les œuvres de fiction, l’addiction prend souvent les mêmes formes. Dans son adaptation dessinée de Fahrenheit 451, Tim Hamilton en met en scène une autre, beaucoup moins attendue. Il faut se figurer un public ébahi, captivé, absorbé par des murs transformés en autant d’écrans géants pour comprendre en quoi l’ignorance y constitue une forme d’addiction. Cette dernière est d’ailleurs auto-entretenue, sous prétexte qu’elle permettrait de préserver l’ordre social, de se prémunir des tracas, voire de la dépression. Une sorte de paradis artificiel, baptisé « La Famille » comme pour sursignifier une forme d’intimité réconfortante. L’activité de Montag s’inscrit dès lors en pendant logique : en multipliant les autodafés sans même les questionner (dans un premier temps en tout cas), il annihile ce qui pourrait servir d’incubateur à toute pensée critique. Mais celui qui se shoote littéralement à l’ignorance, c’est le pouvoir en place, dont la stabilité est conditionnée à cette incapacité de remise en cause. L’addiction à l’ignorance prend alors des voies plus retorses : la lance à pétrole est l’aiguille avec laquelle les pompiers anesthésient l’opinion publique. Elle est aussi l’anabolisant des autorités. L’interstice dans lequel elles s’engouffrent. Pendant ce temps, l’esprit humain n’est plus qu’une grande surface vide, dans lequel le discours officiel trouve des échos de plus en plus nets. Dans Fahrenheit 451, les personnages se sont tellement accoutumés à la vie simple et « divertissante » qu’ils mènent, qu’ils ont choisi de ne pas chercher à comprendre le monde qui les entoure. Ils ont perdu tout intérêt pour la culture, la politique et la sociologie, préférant se gorger de distractions éphémères. Cachez donc ce livre qui pourrait vous sevrer.

Fahrenheit 451, Ray Bradbury et Tim Hamilton
Philéas, janvier 2023, 152 pages

Btk-avisSurnommé « BTK », Dennis Rader est un candidat idoine dès lors qu’il s’agit de se pencher sur l’addiction et ses représentations. Faisant face à l’auteur français Étienne Jallieu, venu l’interroger, il déclare : « Vous êtes-vous demandé si j’étais capable de résister ? Et dans le cas contraire, ce qui me rendait à ce point dépendant au mal ? » Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une dépendance au mal, au meurtre plus particulièrement, lequel est adossé, dans le cas présent, à une série de cérémonies abjectes – filature, ligotage, soumission… Dans leur album BTK, Jean-David Morvan, Sergio Monjes, Francisco Del E et Facundo Teyo caractérisent un homme ordinaire doublé d’un monstre abject, une dualité dont les explications rappellent un certain Dexter Morgan. « Il me contrôle corps et âme. C’est comme si je passais du côté passager de mon propre corps alors que lui prenait la place du pilote. » Là où l’expert en projections de sang évoquait un « passager noir » dans la célèbre série Showtime, Dennis Rader avoue devenir lui-même le passager d’un autre, un peu à la manière d’Ed Gein ou du personnage fictif de Norman Bates dans le film Psychose d’Alfred Hitchcock. Son addiction au mal est double : elle repose sur un alter ego maléfique tapi au plus profond de lui-même et s’objective à travers des obsessions tenaces et une purgation des passions seulement permise par le passage à l’acte – au meurtre. Sourire en coin, « BTK » aime à se penser supérieur aux autres tueurs en série, dont il établit volontiers un classement qu’il domine en compagnie du serial killer qui l’a inspiré durant son enfance. Les auteurs révèlent cette fascination précoce pour le mal, en le figeant longuement en lecteur-spectateur des atrocités commises par d’autres. Ils évoquent par ailleurs une seconde addiction, pas tout à fait étrangère au palmarès des tueurs susmentionné. En effet, Dennis Rader ne supporte pas qu’on passe sous silence ses exploits criminels, ou que d’autres cherchent à s’en attribuer les mérites. Il effectue sa propre publicité en communiquant avec la presse et en disséminant des messages çà et là. Si « BTK » est sous l’emprise d’un autre, il n’en oublie pas, néanmoins, de se montrer orgueilleux et mégalo.

BTK, Jean-David Morvan, Sergio Monjes, Francisco Del E et Facundo Teyo
Glénat, février 2023, 144 pages

Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray