Nolan, le maître du labyrinthe narratif
« La complexité est toujours intéressante » selon Christopher Nolan. En l’espace de quinze ans et neuf films, le travail du réalisateur se distingue en effet, par la solidité de ses scénarios, des personnages complexes, des intrigues denses, une maîtrise de la narration déjouant souvent les codes de la temporalité linéaire, afin de sortir le spectateur de sa zone de confort.
Par un certain pessimisme également, réinventant les codes du néo-noir ; enfin par les nombreuses thématiques récurrentes, sujettes à de multiples interprétations : la mémoire (Memento), la magie (Le Prestige), le rêve (Inception), l’espace et le temps (Interstellar), la mort essentiellement (d’une femme, celle de Leonard Shelby dans Memento, d’Angier dans Le Prestige, l’amour secret de Bruce Wayne dans The Dark Knight, celle de Cobb dans Inception ; de parents, Bruce Wayne dans Batman Begins, ou d’un partenaire, celui du détective Dormer dans Insomnia)…
Mais aussi la solitude, (Bill dans Following, le détective Dormer dans Insomnia, Cobb dans Inception), la psychologie tourmentée, le conflit (à l’altérité : le détective Dormer contre le tueur de Kay Connell, Angier contre Borgen, Batman contre le Joker ou Bane ; ou intérieur : Dom Cobb, Batman, Leonard Shelby), la rivalité, la trahison et la manipulation, la vengeance (Leonard Shelby dans Memento), le sens du sacrifice (Borden et son frère, Batman face au symbole Harvey Dent, Leonard Shelby vouant son existence à sa vengeance), la perception de la réalité, le discernement réél/irréel, vérité/mensonge (Inception) etc…
Pas très « positive attitude » comme thématiques récurrentes. Mais Nolan l’assume totalement:
« Je ne me suis jamais considéré comme une personne chanceuse. Je suis la personne la plus pessimiste qui soit. Je le suis vraiment. »
Quoiqu’il en soit, cette richesse narrative inépuisable mérite bien de s’arrêter un instant. Après David Lynch, Stanley Kubrick, CineSeriesMag vous propose un portrait et une rétrospective de ce grand conteur et maître dans l’art du puzzle narratif.
Christopher Nolan, naît le 30 juillet 1970 à Londres, d’un père britannique et d’une mère américaine. Il vit actuellement à Los Angeles, en compagnie de sa femme Emma Thomas (également productrice de ses longs métrages), et de ses 4 enfants.
Comme souvent chez les plus grands cinéastes, le talent est précoce: à 7 ans seulement, le jeune Nolan commence à réaliser des films avec la caméra 8 mm de son père. C’est alors que débute la période de ses premiers courts-métrages, qui lui permettent de se faire repérer par la télévision. PBS diffuse Tarantella (1989), aujourd’hui introuvable, alors qu’il est encore étudiant de littérature anglaise à l’University College of London (UCL). Il en est malheureusement de même, pour Lacerny (1996), un court réalisé dans le cadre du club de cinéma d’UCL. L’année suivante, il met en scène dans Doodlebug (1997, 3 min), un court surréaliste en noir et blanc et dépourvu de dialogue, un homme qui pourchasse obsessionnellement une chose avec une chaussure.
A découvrir ici : Doodlebug
Nolan n’a pas fait d’études dédiées au cinéma, mais préside son club de cinéma, bien équipé pendant 4 ans. Son tempérament s’affirme, et au fil de ses lectures, une soif de liberté narrative se dévoile :
« Je n’étais pas un très bon élève, mais une chose que j’ai pu en retirer, tandis que je faisais des films au même moment avec l’association des films de l’université, a été que j’ai commencé à réfléchir aux libertés narratives dont les auteurs avaient joui durant des siècles et il me sembla que les cinéastes devraient bénéficier de ces libertés eux aussi.. »
Ses influences cinématographiques sont diverses. Kubrick assurément, mais bien d’autres. Laissons Nolan nous en dire un peu plus à ce sujet :
« J’ai vu 2001 L’Odyssée de l’espace quand j’avais sept ans. Ils l’avaient ressorti sur les écrans après Star Wars alors mon père nous a emmenés avec mon frère pour le voir à l’Odéon Leicester Square, sur grand écran. C’était une expérience hallucinante, et à partir de ce moment là je suis devenu fan de Kubrick. Tous mes amis de l’époque l’ont vu et ont adoré; nous ne comprenions pas tout, nous avions pris l’habitude de nous disputer pour savoir ce que cela pouvait signifier. C’était du pur cinéma, avec cette stimulation des sens qui parle aux gens de tout âge. Les gens oublient que les enfants aiment aussi ce film, car nous étions tous dans des vaisseaux spatiaux. »
« J’ai toujours été un grand fan de Ridley Scott, et quand j’étais plus jeune Alien ou Blade Runner m’ont fasciné avec leurs mondes tellement attirants. C’est la même raison pour laquelle j’adorais Stanley Kubrick. En grandissant, je me suis intéressé à des films que je n’avais pas eu l’occasion de voir dans ma jeunesse, avec des réalisateurs comme Nicolas Roeg, Sidney Lumett ou John Frankenheimer. »
« La Ligne Rouge (Terrence Malick) est vraiment un grand film. C’est l’un des rares films où, même si c’est basé sur un livre, ça ne pouvait rendre bien que sur grand écran. C’est l’essence même de l’histoire cinématographique. Il a une qualité hypnotique où la relation des spectateurs à l’image et au son en particulier crée sa propre narration; cela crée une émotion qui est le moteur de la narration. Tout cela est obtenu grâce à la combinaison de ces deux éléments, l’image et le son, plutôt que par le dialogue. Beaucoup de films, même parmi les meilleurs, pourraient être adaptés pour des programmes radio, à la télévision ou au théâtre. La Ligne Rouge est une pure expérience cinématographique. »
« Je suis un très grand fan de James Bond, et en particulier de Goldfinger, parce que je pense que c’est le premier a utiliser un schéma spécifique et l’exploiter à fond. C’est lui qui a aidé à définir le Bond que nous connaissons aujourd’hui. C’est très stylisé, ça pas peur de voir grand et met en scène un méchant haut en couleur. Et bien sûr Sean Connery est à son top niveau. Je trouve qu’après Goldfinger, la marque Bond a commencé à dépasser le personnage. Je pense que Au Service de sa Majesté, qui est un film formidablement bien fait, est le premier où ils ont réussi à retrouver l’esprit des anciens. La scène d’ouverture de Goldfinger est magnifique. Au tout début, lorsqu’il place les charges sur l’usine de drogue et entre dans le bar avec sa veste de costume et que tout explose, il a cette expression de nonchalance incroyable sur le visage. C’est vraiment très cool, c’est l’essence absolue du personnage Bondien. »
C’est avec Following (1998) son premier long-métrage en noir et blanc, tourné avec des amis de l’ULC, un thriller auto-financé au budget dérisoire (6000 dollars), pour lequel il occupe tous les postes de scénariste à metteur en scène, qu’il se distingue en faisant le tour de nombreux festivals (Newport, Dinard, Slamdance). Il met en scène un auteur qui, pour trouver l’inspiration, prend des gens en filature dans les rues de Londres, jusqu’à sa rencontre avec Cobb, un braqueur psychopathe. Bill finit par être la victime d’une machination manigancée par son prétendu ami Cobb et sa femme… Following a pour particularité de ne pas être monté en respectant la temporalité de l’histoire. Ce succès permet au jeune Nolan de se faire connaître et de partir à Hollywood, une ville qui lui semble plus prometteuse, plus attrayante par rapport à ce que l’industrie cinématographique britannique du moment peut lui offrir, et où il est plus facile de se lancer avec peu de moyens. Following ancre son goût pour le film noir :
« Oui, pour moi c’est l’une des craintes les plus irréfutables dans le film noir et le genre de thriller psychologique – que la peur du complot. C’est incontestablement une chose qui me fait peur – de ne pas être en contrôle de sa propre vie. Je pense que c’est une chose auquel les gens peuvent s’identifier, et ces genres sont les plus efficaces quand ils parviennent à tirer leur matière de peurs que les gens ressentent réellement. »
Ce succès lui permet de réaliser deux ans plus tard le choc Memento (2000), d’après une nouvelle de son frère, Jonathan Nolan. Leonard Shelby, victime d’une forme d’amnésie et obnubilé par la vengeance de la mort de sa femme, se fait manipuler pour assassiner des individus complètement étrangers à la mort de cette dernière. Les alliés d’un jour deviennent les ennemis du lendemain. Nolan choisit finalement Guy Pearce pour tenir le rôle, en partie pour son « manque de célébrité » et son enthousiasme pour le rôle. Le film est monté à l’envers, en séquences anti-chronologiques, plaçant le spectateur dans la situation du héros, et déjouant les codes narratifs du long-métrage classique pour perturber et finalement piéger le spectateur. Grâce à une construction ingénieuse (une succession de flash-backs), Memento devient culte dans le monde entier et est salué par la critique pour son inventivité.
Mais le grand public le découvre véritablement en 2002 grâce au remake d’un film venu du nord, Insomnia (1997) du Norvégien Erik Skjoldbjærg, produit entre autres par Steven Soderbergh et George Clooney, et signé avec la Warner. Christopher Nolan dirige alors des monstres sacrés : Al Pacino, Hilary Swank et Robin Williams (Walter Finch). Le détective Will Dormer se fait chanter par le meurtrier de Kay Connell, qui l’a vu accidentellement tuer son coéquipier dans une chasse à l’homme en pleine brume. L’histoire se déroule dans une petite ville d’Alaska, pendant la saison où la nuit ne tombe jamais, provoquant les insomnies du personnage principal. Le film se présente sous la forme d’un thriller assez conventionnel qui respecte les codes du genre. On retrouve toutefois les astuces du réalisateur, qui insiste sur la disparition des repères temporels. Nolan impose son style sombre, voir gothique. Le film est un succès critique et public.
Nolan, avec seulement trois films au compteur, est désormais considéré comme rentable. Il impose l’aspect tragique de ses productions à la Warner. Il livre alors avec son scénariste David S. Goyer un reboot très réussi, Batman Begins (2005), son premier blockbuster, une version de Batman ancrée dans un univers réaliste et résolument noir, contrastant avec la saga précédente aux épisodes beaucoup plus fantaisistes (Tim Burton), et grotesques (Joel Schumacher, Batman & Robin, 1997). Il se concentre sur le personnage de Bruce Wayne devenant Batman, cherchant le mettre en scène dans un environnement contemporain et réaliste. Il redonne un second souffle au héros interprété par Christian Bale, en le rendant plus sombre et tourmenté que jamais :
[sur le casting de Batman] « Batman est un personnage extraordinairement complexe – quelqu’un qui a un charme absolu, et qui soudainement peut se changer en un être doté d’une cruauté glaciale. Il y a très peu d’acteurs qui peuvent faire ça, et Christian est l’un d’eux. »
L’ensemble est plus mature, plus sobre et globalement plus sérieux. Nolan assume également sa différence en exploitant le moins d’effets spéciaux numériques possible. Le film devient un succès commercial et critique.
Nolan se lie d’amitié avec Bale et l’engage en 2006 aux côtés de Hugh Jackman et Scarlett Johansson pour Le Prestige, un thriller fantastique mettant en scène la lutte de deux magiciens au début du xxe siècle, adapté du roman éponyme écrit par Christopher Priest. L’histoire met en scène deux illusionnistes rivaux, Alfred Borden et Robert Angier, à Londres à la fin du XIXe siècle. Ils partagent l’obsession de réaliser la meilleure illusion, « l’homme transporté », et leur rivalité provoquera des dommages bien réels. Le scénario que Nolan a construit avec son frère Jonathan, repose sur des mécanismes de narration complexes : l’histoire est racontée à travers la lecture du journal intime d’un des protagonistes, qui raconte ses recherches et lit un journal volé à son rival. Le spectateur lit un journal dans un journal. La temporalité une nouvelle fois, n’est pas linéaire, et le film contient plusieurs changements de point de vue entre les deux personnages. Le Prestige a été nominé pour l’Oscar de la meilleure photographie et de la meilleure direction artistique.
Christopher Nolan se consacre ensuite au deuxième volet de sa saga Batman, en poursuivant sa collaboration avec David S. Goyer et son frère Jonathan pour le scénario, intitulé The Dark Knight (2008). Dans cet épisode, Batman (Christian Bale, toujours) doit faire face au Joker, son ennemi juré (Heath Ledger). Le réalisateur redéfinit ici le genre des adaptations de comic books au cinéma. Le film utilise le support du super-héros pour développer une nouvelle fois, un thriller fortement influencé par l’ambiance du genre néo-noir, une noirceur inhabituelle pour un blockbuster de cette envergure. Batman entraîne nécessairement des réactions violentes de la part des criminels de Gotham City. Dans un incroyable retournement du rapport de force, le joker impose finalement au justicier et au chevalier blanc Harvey Dent, le procureur de Gotham, des situations où ils devront faire des choix qui mettront à mal leur éthique, et leur identité. L’aspect résolument tragique de l’intrigue, digne des plus grandes tragédies grecques, s’achevant sur une fin rédemptrice et nihiliste, fait râler certains fans, mais ne fait pas fuir les spectateurs, bien au contraire :
« Les super-héros remplissent un vide dans l’imaginaire de la pop culture, un peu comme la mythologie Grecque. Il n’y a rien qui le fasse mieux à l’heure actuelle. Pour moi, Batman est un super héros qui exige d’être pris au sérieux. Il ne vient pas d’une autre planète, et il n’est pas imbibé de produit radioactif. Superman c’est presque Dieu, tandis que Batman c’est Hercule : un être humain, avec ses faiblesses. J’ai toujours été un fan du personnage. Il y a quelque chose chez lui qui est très simple. Il est entouré d’une mythologie très forte, avec des éléments romanesques tirées de plusieurs sources. »
The Dark Knight est un énorme succès au box office mondial avec plus d’un milliard de dollars récoltés, et le plus gros succès critique du réalisateur jusqu’à présent. Heath Ledger obtient le BAFTA et l’Oscar du meilleur second rôle. Sur le plan technique, The Dark Knight est le premier film de cinéma à avoir été tourné partiellement en IMAX.
En 2010, Christopher Nolan conçoit un tout autre projet, Inception, décrit comme « un film de science-fiction et d’action qui explore les méandres de l’esprit ». Il reprend également les codes du néo-noir. Inception est aussi profondément tourmenté et tortueux, puisqu’il relate un hold-up mental. Dom Cobb est un espion industriel capable d’opérer dans les rêves de sa cible. Il est recherché pour meurtre aux États-Unis, où vit sa famille. On lui propose alors de retrouver son ancienne vie si il accepte une ultime mission : réaliser une inception, c’est-à-dire implanter une idée dans l’esprit d’une cible. Le film met en scène un braquage dans des rêves imbriqués, permettant à Christopher Nolan d’utiliser l’idée d’un monde imaginaire pour manipuler l’espace, la physique et le temps. À l’instar de Matrix, le scénario et la fin ouverte d’Inception ont engendré de nombreuses discussions et analyses. Christopher Nolan réussit, grâce à une séquence finale subtilement coupée, à brouiller l’esprit de son public et à lui insuffler l’idée qu’un autre niveau de rêve se serait glissé dans le film. « L’inception » est brillamment opérée, le public s’est fait berner par le véritable maître des rêves, Christopher Nolan. 10 ans de travail, un scénario qui subjugue la critique ; Fabrice Leclerc s’interroge dans Studio Ciné Live : « Comment un esprit simplement humain peut-il écrire un scénario comme celui-là ? ». Inception récolte plus de six fois son coût de production. C’est le plus gros succès commercial du réalisateur. Il a été nominé huit fois aux Oscars et en a obtenu cinq.
En 2012, Nolan achève la trilogie Bartman avec The Dark Knight Rises, où Christian Bale tient toujours le rôle principal.
Le 8 mars 2013, après des semaines de rumeurs, Christopher Nolan est officiellement annoncé comme étant le réalisateur du futur film de science-fiction, Interstellar, basé sur une histoire du physicien Kip Thorne et écrit par Jonathan Nolan. Interstellar est bien une nouvelle étoile dans la galaxie de la science-fiction, une expérience visuelle et métaphysique inoubliable :
« J’aime l’idée de récréer des expériences familières au cinéma, en les mélangeant avec quelque chose de nouveau, et en les présentant au public d’une autre façon. »
Que retenir de Nolan au final, de sa filmographie, déjà si riche et si complexe ?
– Tout d’abord, que le réalisateur ne souhaite pas rentrer dans les cases établies. Nolan se méfie des critiques, pour leur esprit trop analytique. De même, pour les genres cinématographiques :
« Le terme « genre » devient péjoratif parce que vous faites référence à quelque chose de si codifié et si ritualisé qu’il cesse d’avoir la puissance et le sens qu’il avait à l’origine. Ce que j’essaie de faire est de créer un équivalent moderne qui me permette de comprendre ces genres, supérieurs aux originaux. »
– Oui, Nolan préfère parler d’« univers », créer un monde propre, qui pousse l’imaginaire:
« Je pense que je ne suis pas tant fan de science-fiction, que je suis un fan de cinéma qui crée des mondes, qui crée tout un univers alternatif dans lequel vous pouvez vous échapper deux heures environ. »
– Enfin, ce qui est premier dans le cinéma de Christopher Nolan, c’est son aversion pour la linéarité. Nolan aime le casse-tête, le puzzle, les intrigues alambiquées, bref le labyrinthe narratif :
(En évoquant Following) : « Je me suis toujours trouvé en train de graviter dans une sorte d’analogie d’un labyrinthe. Pensez à un film noir et si vous représentez l’histoire comme un labyrinthe, vous ne voulez pas être suspendu au-dessus du labyrinthe, en train de regarder les personnages faire les mauvais choix, parce que c’est frustrant. Vous voulez être dans le labyrinthe, avec eux, faisant le trajet à leur côté, ce qui est bien plus excitant. J’aime bien être dans ce labyrinthe. »
Nous aussi ! Il est grand temps à présent de rejoindre le labyrinthe nolanesque…
Filmographie sélective de Christopher Nolan :
1997: Doodlebug
1998: Following
2000: Memento
2002: Insomnia
2005: Batman Begins
2006: Le Prestige
2008: The Dark Knight
2010: Inception
2012: The Dark Knight Rises
2014: Interstellar
Source principale des citations : Imdb quotes