Quatre ans après le remarquable Sur le chemin de la rédemption, Paul Schrader est de retour pour enrichir davantage une fin d’année 2021 qui a vu se bousculer les grands films. On retrouve dans The Card Counter, dominé par la performance magnétique d’Oscar Isaac, la plupart des traits saillants du cinéma profondément empreint d’interrogations religieuses du scénariste de Taxi Driver. Artiste inégal car farouchement indépendant, Schrader livre une œuvre sombre, énigmatique, presque minérale, écrasée par la menace sourde et la violence difficilement contenue, deux notions qui constituent le fardeau terrible d’un héros coupable.
Alors que les images carcérales succèdent aux gros plans d’un table de blackjack, la voix off de William Tell (Oscar Isaac), le héros de The Card Counter, livre d’emblée à la fois la clé du film et celle du cinéma de Paul Schrader. « Enfant je craignais les espaces confinés. J’avais peur des ascenseurs. Plus tard, je n’avais qu’une envie : monter en voiture, descendre la vitre et rouler, rouler. Rouler n’importe où, là où mon regard m’emporterait. J’étais un jeune Américain, toute forme d’emprisonnement me terrifiait. J’ai donc été le premier surpris, après avoir reçu une sentence de dix ans de prison, de si bien m’y adapter. » Cette confession résume le double regard du cinéaste : celui de l’Américain et celui hérité de son éducation calviniste stricte. La peur du confinement constitue chez Schrader une notion presque anthropologique, inscrite dans l’ADN de l’homo americanus dont la destinée manifeste s’est accomplie par la conquête des grands espaces. Assimilé à une punition divine, l’emprisonnement devient dès lors une juste peine pour expier une faute. Emprisonnement physique représenté par la prison, emprisonnement mental assuré par la routine et le dépouillement matériel : ce n’est qu’ainsi que les pulsions destructrices de l’Homme peuvent être contenues.
Si notre héros évoque la routine carcérale d’un ton qui semble traduire le soulagement, une confession ultérieure révélera une provocation gratuite envers un codétenu, dont il encaisse les coups sans réagir. La prison n’est pas une punition suffisante ; il faut souffrir. Souffrir pour payer sa faute, souffrir pour mériter d’exister. D’ailleurs, une fois libre, Tell reproduit des conditions de vie érémitiques : sans attache, solitaire, fermé aux émotions (il ne cèdera à ses sentiments pour La Linda qu’à la fin… et cette « entorse » émotionnelle coûtera symboliquement la vie à Cirk !), passant d’un lieu clos (une chambre de motel) à un autre (un casino), tous deux parfaitement interchangeables. Si Tell couvre de tissus tous les meubles de sa chambre de motel, ce n’est sans doute pas par maniaquerie pathologique, mais pour protéger les lieux eux-mêmes de la souillure qu’il représente. Le casino où il passe ses journées est par définition le lieu des routines : tout le monde y reproduit les mêmes gestes, le même comportement. Le jeu est hyper codifié, d’autant plus que Tell a appris en prison à compter les cartes (la voix off nous explique la théorie des probabilités du joueur professionnel au début du film). La répétition de formules apprises par cœur dans le cadre d’un rituel formalisé et familier, c’est en quelque sorte la prière de l’athée. Le casino, c’est aussi le seul endroit où le visage marmoréen de Tell, animal au sang froid, représente un atout. On ignore en revanche son objectif, car il est évident que l’argent ou même la victoire ne peut le rendre heureux, ne peut constituer une fin en soi.
Quel mal ronge donc cet homme ? Dans une autre vie, ce vétéran d’Irak a appliqué les « techniques d’interrogatoire renforcée », doux euphémisme désignant la torture et l’humiliation, sur des prisonniers à Abou Ghraib. Le fardeau de la culpabilité s’accompagne d’un sentiment d’injustice : contrairement à Tell/Tillich, le major John Gordo (Willem Dafoe), l’homme qui lui a appris la torture, n’a jamais été poursuivi, cyniquement protégé par un statut de « consultant civil ». Mais dans le cinéma de Schrader, personne n’échappe ni à son passé, et encore moins à ses péchés. Alors qu’il assiste par hasard à une conférence donnée par Gordo, désormais retraité, Tell/Tillich fait la rencontre de Cirk (Tye Sheridan), un jeune homme dont le père suicidé a partagé le même parcours et le même déshonneur que Tell, et dont la vengeance est désormais le seul horizon. C’est l’opportunité inespérée d’une rédemption pour Tell : il va désormais se consacrer à Cirk, souhaitant lui éviter de tomber dans la même spirale de violence que lui en lui offrant la possibilité d’un autre destin. Il prend le jeune homme sous son aile et accepte l’offre de La Linda (Tiffany Haddish) de rejoindre son « écurie » de joueurs professionnels soutenus par des investisseurs en échange d’une part des gains. Le spectateur (et La Linda) comprendra plus tard que Tell compte offrir la totalité de ses gains à Cirk afin de lui offrir une nouvelle chance. L’échec de cet objectif ne lui laisse plus qu’une voie vers la rédemption : le sacrifice personnel, qui consiste ici à une séance de torture mutuelle avec Gordo (entièrement hors champ, une idée géniale). Son retour en prison n’est pas tout à fait un retour à la case de départ : d’évidence, Tell n’était de toute façon pas fait pour la vie civile dans laquelle il ne faisait qu’errer comme un spectre. La vengeance (la justice divine ?) accomplie, le retour à l’ordre carcéral et l’espoir que représente La Linda referment le film de manière optimiste, si l’on ose dire…
The Card Counter est un film saisissant à plus d’un titre. Le scénario est du Schrader pur jus : le poids moral d’une faute, un héros solitaire en proie à l’autodestruction, la rédemption par le sacrifice, la violence cathartique… Autant de thèmes que l’on retrouve dans bon nombre de ses réalisations (dont l’avant-dernière et remarquable Sur le chemin de la rédemption/2017) ainsi que dans ses scénarios écrits pour d’autres (impossible de ne pas penser à Taxi Driver, un des quatre films qu’il écrivit pour Martin Scorsese, ce dernier ayant coproduit The Card Counter). Ils sont ici traités avec l’austérité qui sied à la pénitence que s’impose un protagoniste hanté par son passé. En outre, Oscar Isaac, révélé par les frères Coen (Inside Llewyn Davis/2013), livre une performance saisissante dans un rôle complexe, qu’il magnifie de son regard noir et de sa froideur magnétique. Le comédien nous semble avoir encore franchi un cap avec ce film. Last but not least, The Card Counter est une œuvre marquée par une atmosphère étrange qui lui confère un charme vénéneux. Il faut saluer ainsi le travail de Robert Levon Been, membre du groupe de rock Black Rebel Motorcycle Club, qui livre une bande-son d’une extraordinaire richesse, faisant planer une sourde menace sur l’ensemble du film. La remarquable cohérence de l’œuvre est enfin assurée par le soin particulier apporté par Alexander Dynan à la photographie. Celle-ci joue tantôt la carte de l’esthétisme froid (les casinos avec leurs tables de jeu et leurs bars luxueux, bien sûr, mais aussi cette sublime séquence où Tell et La Linda se promènent dans un jardin inondé de jeux de lumières multicolores, tournée aux Missouri Botanical Gardens), tantôt celle de l’expérimentation (la technologie de la réalité virtuelle utilisée lors des flashbacks d’Abou Ghraib, qui en renforce l’aspect cauchemardesque). Bref, voici une œuvre complète, profonde et fascinante qui confirme l’état de forme actuel de Paul Schrader, un artiste qui certes ne compte pas que des grands films, mais dont la qualité précieuse réside dans une écriture comparable à nulle autre.
Synopsis : Mutique et solitaire, William Tell, ancien militaire devenu joueur de poker, sillonne les casinos, fuyant un passé qui le hante. Il croise alors la route de Cirk, jeune homme instable obsédé par l’idée de se venger d’un haut gradé avec qui Tell a eu autrefois des démêlés. Alors qu’il prépare un tournoi décisif, Tell prend Cirk sous son aile, bien décidé à le détourner des chemins de la violence, qu’il a jadis trop bien connus…
The Card Counter : Bande-annonce
The Card Counter : Fiche technique
Réalisateur : Paul Schrader
Scénario : Paul Schrader
Interprétation : Oscar Isaac (William Tell), Tye Sheridan (Cirk), Tiffany Haddish (La Linda), Willem Dafoe (major John Gordo)
Photographie : Alexander Dynan
Montage : Benjamin Rodriguez Jr.
Musique : Robert Levon Been
Producteurs : Braxton Pope, Lauren Mann et David Wulf
Sociétés de production : Saturn Streaming, Astrakan Films AB, RedLine Entertainment, LB Entertainment, Enriched Media Group et One Two Twenty Entertainment
Durée : 112 min.
Genre : Drame/Crime
Date de sortie : 29 décembre 2021
États-Unis – 2021