Mannequin, photographe de mode, artiste surréaliste et correspondante de guerre : le parcours de Lee Miller est aussi fascinant que les images qu’elle a créées. Pour la première fois, cette figure emblématique du XXe siècle prend vie à l’écran dans une fiction réalisée par Ellen Kuras, avec Kate Winslet, intense et charismatique, dans le rôle principal. Le film offre une porte d’entrée sur l’univers riche et complexe de Miller, tout en interrogeant la place des femmes dans les conflits armés et l’impact des traumatismes sur la création artistique.
Le choix de la chronologie : un portrait sur un temps court
Il en aura fallu du temps. Du temps, d’abord, pour que le cinéma s’empare de la figure d’Elizabeth « Lee » Miller (1907-1977) et mette en lumière son destin hors norme. Du temps, ensuite, pour que le duo formé par Ellen Kuras et Kate Winslet parvienne à financer, à produire et à réaliser cette fiction qui se présente comme une fresque à la fois individuelle et historique. Après plusieurs années de recherche, d’enquête et d’écriture, elles livrent un film intense et engagé, porté par une impressionnante distribution. Inspiré de The Lives of Lee Miller, écrit par Antony Penrose, le fils unique de la photographe, le film ne cherche pas à offrir un portrait exhaustif. Bien que Lee Miller soit connue pour avoir vécu de multiples vies, le récit se concentre sur une période clé de sa carrière, s’étendant sur environ dix ans. Ce laps de temps, marqué par son engagement en tant que correspondante de guerre, la voit couvrir des événements majeurs tels que le Blitz de Londres, le débarquement de Normandie ou encore la libération de Paris. Le film ne montre donc rien, ou presque, de l’enfance et adolescence de Miller aux États-Unis, de ses premières expériences en tant que mannequin de mode pour Vogue, de ses études en théâtre et en arts menées entre New York et Paris dans les années 1920, de son rôle d’actrice-statue dans le film de Jean Cocteau Le Sang d’un poète, des découvertes photographiques qu’elle fait dans l’atelier de Man Ray, de la création de son propre studio photographique en 1930 à Paris, de son mariage malheureux avec un homme d’affaires égyptien, de son installation au Caire ou de ses excursions dans le désert. Le récit démarre au moment de son retour en France : elle a trente ans, elle retrouve dans une maison illuminée de soleil le cercle amical qu’elle avait construit à Paris et fait la rencontre de l’artiste britannique Roland Penrose, qu’elle épousera deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’univers affectif, intellectuel et artistique de Lee Miller
Comme de nombreuses femmes artistes ayant gravité dans les cercles du surréalisme parisien, Lee Miller a souvent été éclipsée par ses homologues masculins, devenant l’objet d’une reconnaissance tardive. Au début du film, au détour d’une réplique, le personnage incarné par Kate Winslet évoque ses propres funérailles, en disant qu’elle espère que, ce jour-là, Man Ray ne monopolisera pas toute la parole. Ce clin d’œil habile vient rappeler combien Miller a longtemps vécu dans l’ombre du célèbre photographe, son nom étant généralement associé à leur relation amoureuse et professionnelle. Lorsque le film débute, sa carrière de mannequin et sa liaison avec Man Ray sont derrière elle, et elle s’est pleinement consacrée à la photographie. Dès les premières scènes, le film met en avant le riche univers affectif, intellectuel et artistique de Miller. Sont notamment mises à l’écran ses amitiés avec des figures telles que l’artiste Nusch Éluard (Noémie Merlant) ou encore la journaliste de mode Solange d’Ayen (Marion Cotillard). Le film met particulièrement en valeur l’amitié (que la réalisatrice choisit de présenter platonique) entre Miller et le photographe étatsunien travaillant pour le magazine Life, David E. Scherman (Andy Samberg). Bien que l’écart d’âge entre Winslet et Samberg et les personnages qu’ils incarnent nous éloigne quelque peu de la réalité historique (Scherman avait 23 ans et Miller 32 ans en 1939, tandis que les deux acteurs approchent de la cinquantaine), la dynamique et l’affection entre ces deux personnages, qui traversent une Europe dévastée par le conflit mondial, fonctionnent brillamment à l’écran.
Traumatisme de la guerre, rapport à l’image et mise sous silence
À la fin de la guerre, Miller et Scherman ont été parmi les premiers photographes à pénétrer dans les camps de concentration de Buchenwald et de Dachau, révélant au monde l’ampleur des atrocités commises par les nazis. Après avoir été confrontée de près à la mort, Lee Miller a souffert de dépression post-traumatique, un mal qui s’est progressivement installé durant son expérience en tant que témoin du front. Le film met en scène le début de sa dépendance à l’alcool et montre comment elle a relégué au grenier son travail photographique réalisé pendant la guerre, un immense corpus d’images découvert par son fils après sa mort. Le film explore ainsi de manière poignante les séquelles psychologiques de la violence armée à travers le prisme de l’expérience de Miller. En tant que photographe de guerre, elle a été confrontée à des horreurs indicibles qui ont marqué profondément son esprit. La complexité de son rapport à l’image est aussi soulignée par la caméra de Kuras : la photographie, à la fois outil de documentation et moyen de sublimation, oscille entre objectivation et fétichisation. Les photographies de Miller, notamment celles des camps, témoignent de sa volonté de capturer la réalité dans toute sa brutalité, mais elles deviennent aussi un lourd fardeau pour l’artiste. Le film aborde également le silence qui entoure les expériences traumatiques, mettant en lumière l’impossibilité pour les victimes de faire entendre leur voix. À travers le parcours de Lee Miller, il interroge les récits non partagés, ceux des témoins dont la parole peine à se faire entendre. De retour des camps, Miller se heurte à la censure de ses photographies, jugées trop violentes. Kuras explore comment cette censure a pu renvoyer Miller au silence auquel elle avait été soumise depuis son enfance. Cette tension se reflète dans le film dans la manière dont Miller raconte son histoire : une part d’elle désire témoigner et partager son vécu, mais elle a été élevée pour garder des secrets. Cette lutte intérieure explique peut-être sa détermination à raconter les histoires des autres, en raison de la douleur de dissimuler la sienne.
Le regard de Miller : une perspective inédite sur l’histoire du XXe siècle
En choisissant de se concentrer sur le regard de Miller, le film offre une perspective inédite sur le contexte politique et social des années de guerre en Europe. En tant que femme évoluant dans des univers habituellement masculins, Miller a été obligée de s’adapter aux restrictions qui lui ont été imposées en raison de son sexe. Elle a apporté un regard singulier sur le conflit et sur le vécu des populations, mettant en lumière des réalités souvent négligées ou occultées. Le film ne se contente ainsi pas de retracer le parcours de Miller et de révéler l’importance de sa contribution à la photographie comme outil à la fois documentaire et artistique. Il aborde aussi la condition des femmes et la violence exercée sur ces dernières en temps de guerre. La séquence montrant les femmes françaises tondues à la fin de la guerre, qui est un épisode de l’histoire française que Miller a documenté, est un moment fort du film. Une courte scène évoque également les viols commis par les soldats américains sur les femmes françaises lors de la Libération, un sujet resté longtemps tabou en France et en Amérique du Nord.
Les photographies de Miller dans le film
Grâce au soutien du fils de Miller, Antony Penrose, la réalisatrice du film a bénéficié d’un accès étendu aux archives privées de la photographe, permettant à l’équipe de consulter des lettres, des journaux et des images inédites. Ces ressources précieuses ont permis à Kuras de percevoir le monde à travers les yeux de son sujet. Le film s’inspire ainsi directement de l’œuvre de Miller, intégrant habilement certaines de ses photographies emblématiques pour offrir une immersion unique dans son univers. En plus de mettre à l’honneur les clichés de l’artiste, les photographies de Miller deviennent également dans le film un outil narratif essentiel, permettant de retracer son parcours. Un dispositif d’interview mettant en scène une Lee âgée, enchaînant cigarettes et verres de whisky, interrogée par un homme (Josh O’Connor) dont l’identité n’est révélée qu’à la fin, nous permet de plonger dans ses expériences de guerre. Ce procédé narratif établit un lien entre ses photographies que lui montre l’homme et la fiction. À travers cette interview, où Lee commente ses œuvres, une structure narrative dynamique se déploie, créant un aller-retour entre ses créations artistiques et son histoire personnelle.
Recréation d’une photographie au fort pouvoir symbolique
L’une des recréations les plus frappantes du film est celle d’une photographie réalisée à Munich, dans la salle de bain d’Adolf Hitler. Le 30 avril 1945, jour du suicide d’Hitler et d’Eva Braun dans le bunker de Berlin, Miller pénètre avec Sherman dans l’appartement du dictateur déchu. Ils séjournent quelques jours dans ce lieu et c’est à cette occasion que Miller va mettre en scène une des photographies les plus célèbres de sa carrière. Sur le tapis immaculé de la salle de bain du Führer, elle étale la boue de ses bottes, rapportée des camps de concentration, avant de pénétrer, nue, dans la baignoire. Plaçant un portrait d’Hitler en arrière-plan, Miller s’installe dans le bain, comme pour se laver de toute l’horreur qu’elle a vue. Après avoir documenté pendant des mois les atrocités de la guerre, la photographe revient à une esthétique théâtrale, inspirée par ses collaborations avec les surréalistes parisiens au début des années 30. Nous la voyons dans le film concevoir ce cliché riche en symboles : une fois le décor installé, elle devient le sujet de sa propre mise en scène et demande à Sherman d’appuyer sur le déclencheur. Au générique de fin, la photographie recréée apparaît à côté de l’originale, mettant côte à côte les figures de Miller et de Winslet que presque quatre-vingts ans séparent.
Forme et performance
Ellen Kuras, qui fait ses débuts en tant que réalisatrice avec Lee Miller, est une directrice de la photographie accomplie, ayant déjà collaboré avec Kate Winslet dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) et Les Jardins du roi (2014). Bien que le film adopte une structure assez linéaire et reste assez classique sur le plan formel, les images sont magnifiquement cadrées et soigneusement composées. Quant à la performance de Winslet, elle est à la fois puissante et nuancée. L’actrice parvient à saisir la complexité de Miller, mêlant force, audace, vulnérabilité, intelligence et humour noir. Elle incarne une Lee à la fois dure et douce, révélant ainsi la profondeur de ses blessures psychologiques. On pourrait regretter, cependant, qu’à côté de certaines scènes particulièrement réussies et d’une grande intensité, se trouvent d’autres qui laissent parfois une légère impression d’inachevé. C’est le cas, par exemple, de celle où Miller évoque son rapport à la maternité avec la rédactrice en chef du Vogue britannique, Audrey Withers (Andrea Riseborough), un sujet qui aurait mérité un dialogue plus approfondi et une exploration plus nuancée. On peut également regretter la manière dont la mise en scène représente une Lee Miller âgée, qui semble presque s’excuser, à demi-mot, d’avoir échoué à remplir son rôle de mère. Sur le plan formel, Pawel Edelman, directeur de la photographie, utilise la couleur et la lumière de manière émotionnellement évocatrice, jouant un rôle essentiel pour illustrer l’évolution psychologique de Miller. Son parcours, passant de l’insouciance à l’horreur, est illustré avec finesse par cette photographie significative qui permet d’accéder à l’état d’esprit de la protagoniste, obscurci à mesure que les couleurs se ternissent et que l’intensité de la guerre augmente.
Un film inscrit dans une dynamique de recherche et de revalorisation
Au-delà de son œuvre photographique, Lee Miller a laissé un héritage riche et complexe. Figure clé de la photographie moderne, elle est souvent encore méconnue ou réduite à un rôle d’assistante de Man Ray, de femme-objet ou de muse des surréalistes. Le film d’Ellen Kuras s’efforce de lui redonner la place qui lui revient dans l’histoire de l’art, du journalisme de guerre et, plus largement, dans l’histoire contemporaine. Bien que des expositions majeures sur son travail aient été mises en place depuis les années 1980 (on pense, pour le cas de la France, à celles organisées au Jeu de Paume en 2008-2009 et aux Rencontres d’Arles en 2022), le nom de Lee Miller reste encore peu connu du grand public. Il est certain que le film de Kuras jouera un rôle important dans la valorisation de sa carrière et de sa contribution immense à l’histoire de la photographie. Dans cette dynamique de réhabilitation de son travail, il convient de souligner la grande rétrospective qui lui sera consacrée à la Tate Britain à Londres en 2025 et 2026. Pour celles et ceux qui souhaiteraient dès à présent approfondir leurs connaissances sur cette artiste fascinante, l’émission Les Grandes Traversées sur France Culture a consacré cinq épisodes d’une heure à son sujet en juillet 2022. De plus, une partie de l’extraordinaire fonds photographique de Lee Miller est accessible en ligne, offrant un voyage à travers l’univers riche et singulier de cette figure marquante du XXe siècle.
Bande-annonce : Lee Miller
Fiche technique : Lee Miller
Titre original : Lee
Réalisation : Ellen Kuras
Scénario : Liz Hannah, Marion Hume et John Collee
Distribution : Kate Winslet (Lee Miller), Andy Samberg (David E. Scherman), Alexander Skarsgård (Roland Penrose), Marion Cotillard (Solange D’Ayen), Andrea Riseborough (Audrey Withers), Noémie Merlant (Nusch Eluard), Vincent Colombe (Paul Eluard), Josh O’Connor (intervieweur)
Dates de sortie : 13 septembre 2024 (Royaume-Uni) ; 9 octobre 2024 (France)
Pays de réalisation : Royaume-Uni
Production : Kate Solomon, Kate Winslet, Troy Lum, Andrew Mason, Marie Savare, Lauren Hantz
Montage : Mikkel E. G. Nielsen
Direction de la photographie : Pawel Edelman
Musique : Alexandre Desplat
Costumes : Michael O’Connor
Décors : Noelie Charles, Zsuzsa Mihalek et Lotty Sanna
Durée : 116 minutes