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Border de Ali Abbasi, trolls sans frontières

Avec Border, Ali Abbasi nous transporte à la frontière des genres. Il délivre une fable  sur l’acceptation de soi et la différence, tout en l’ancrant dans un réalisme répugnant. Une dualité qui lui permet également de pleinement questionner l’opposition entre bête et humain.

Si la compétition internationale du festival de Cannes n’a pas été tendre avec le cinéma de genre comme en témoigne les snobs par la presse et le jury de Un couteau dans le coeur et Under the Silver Lake, un film fantastique a cependant réussi à tirer son épingle du jeu. Lauréat du prix un Certain Regard, Border, deuxième film de l’irano-suédois Ali Abbasi a eu son  petit effet sur la croisette. Après un premier film, Shelley, un poil raté qu’on se le dise, recyclant sans âme Rosemary’s Baby, Abbasi s’est cette fois-ci associé à John Ajvide Lindqvist. Le romancier suédois est surtout connu pour son roman Laisse-moi entrer qui aura été adapté en 2008 par Thomas Alfredson sous le titre de Morse. Une œuvre qui avait également fait sensation nous montrant une cinéma nordique à la fois poétique et bouleversant, se réappropriant avec intelligence le mythe éculé des vampires, et questionnant la nature humaine. Avec Border, le programme n’est au final pas très éloigné.

Abbasi nous emmène à la rencontre de Tina, une douanière au physique disgracieux. Grâce à un odorat très développé, Tina arrive à sentir les sentiments de haine ou de culpabilité chez les gens. De part sa différence physique, Tina a tout au long de sa vie questionné sa nature, et la rencontre avec Vore, un de ses semblables va bousculer son existence. Comme le titre l’indique, la notion de frontière agit au cœur du récit de Border. De manière très pragmatique dans un premier temps avec l’emploi de Tina. Son don lui permettant de découvrir des choses cachées comme une carte mémoire remplie de pédopornographie. Mais ce qui intéresse avant tout Abbasi, c’est la frontière entre l’homme et la bête. À cause de son allure bestiale, Tina subit constamment le regard  des autres. Bien que menant une vie normale, possédant une maison et un conjoint, Tina ne se sent pas forcément à sa place. C’est dans la nature qu’elle va alors chercher le réconfort, bénéficiant d’une connexion particulière avec la faune des forêts scandinaves. Le jour où elle fait la connaissance de Vore, Tina va pouvoir enfin pleinement accepter ce qu’elle est. C’est une véritable redécouverte qui va avoir lieu.

Comme dans d’autres films de monstres, Abbasi s’attache à montrer l’humanité qui peuple Tina. Elle arrive en effet à se sociabiliser, fait preuve d’empathie avec le monde qui l’entoure. À l’aide du couple Vore/Tina, c’est d’ailleurs l’un des sentiments les plus humains qu’exprime Abbasi, celui de l’amour. Cette confrontation bête/humain atteint d’ailleurs son point culminant dans une fameuse séquence de sexe, particulièrement étrange et d’un intimité extrême, exprimant de façon bestiale des sentiments particulièrement forts. De façon inverse, le monde humain est alors dépeint comme rempli de terribles personnes. Abbasi n’hésitant pas à aller dans le sordide (marque de fabrique des films nordiques) en suivant en parallèle une enquête sur un groupe de pédophiles. Roland, le conjoint de Tina est lui aussi montré comme quelqu’un de vil. L’homme n’hésitant pas à s’introduire avec force dans le lit de Tina. Une approche de la dualité monstre/humain intéressante bien que déjà vue et revue à de nombreuses reprises (comme la Forme de l’eau l’an dernier). Abbasi a cependant l’intelligence de ne pas tomber dans un discours manichéen, et nuance son propos. Le film en vient donc à questionner non pas la frontière entre monstre et homme, mais plutôt entre le bien et le mal.

Si Tina dispose d’une bonté naturelle, c’est davantage vers Vore que cette dualité va s’exprimer. Tout n’est pas blanc ou gris, et la personnalité tumultueuse de Vore en est l’expression la plus réussie. Arraché de son environnement par les humains, Vore y cherche une revanche. C’est d’ailleurs au travers des yeux de Tina que la nature réelle de Vore va s’observer. Elle le voit dans un premier temps comme une menace, faisant preuve d’une méfiance anormale envers cette personne semblant si familière mais également étrangère. Vore va cependant lui accorder ce qu’elle a toujours ignoré, la vérité sur son origine. Elle en tombe amoureuse, et le voit comme un sauveur, comme une corde de sortie. Tout cela avant qu’elle ne découvre le véritable dessein de Vore. L’ambiguïté est le moteur de Border. Une ambiguïté qui s’exprime jusque dans le sexe de ses protagonistes. Si à première vue, Vore semble être un homme de part sa pilosité abondante, on découvre qu’il possède un vagin. Les trolls de Abbasi sont des créatures hermaphrodites.

À la fois fable sur l’acceptation et la différence, film policier avec une enquête servant de fil conducteur à une partie du récit, Border se situe également à la frontière des genres. Comme Morse avant lui, le film d’Abbasi alterne entre moments de poésie gracieuse et réalisme sordide. Sa mise en scène en est l’expression de ses personnages, à la fois fascinante et étrange. N’hésitant pas à flirter avec l’obscène pour en délivrer une intimité parfois dérangeante, Abbasi a très bien compris comment allier le fond et la forme de son histoire. Avec ce deuxième film, il fait preuve d’une plus grande maturité et frappe l’un des premiers grands coups de l’année cinéma 2019.

 

Border – Bande Annonce

Border – Fiche Technique

Réalisation : Ali Abbasi
Scénario : Ali Abbasi, Isabella Eklöf, John Ajvide Lindqvist, d’après la nouvelle Gräns de John Ajvide Lindqvist
Interprétation : Eva Melander, Eero Milonoff, Viktor Akerblom, Matti Boustedt, Jörgen Thorsson
Image: Nadim Carlsen
Production : Nina Bisgaard, Peter Gustafsson, Petra Jonsson
Société de production: META Film, Black Spark Film & TV et Karnfilm
Distributeur: Metropolitan Filmexport
Durée : 1H48
Genre : fantasy, drame
Date de sortie : 9 janvier 2019

Suède – 2018

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