Au Cœur du bois : si la prostitution nous était contée

Berenice Thevenet Rédactrice LeMagduCiné

Quand Claus Drexel décide de s’emparer du sujet ô combien brûlant qu’est la prostitution : cela donne Au Cœur du bois, un documentaire aussi décapant que truculent où le politique se transforme en conte quasi fantastique.

Synopsis : Pendant un an, Claus Drexel a posé sa caméra au Bois de Boulogne afin d’interroger des travailleur.se.s du sexe, venu.e.s de tout horizon, sur le rapport qu’il.elle.se entretiennent vis-à-vis de la prostitution.

Un documentaire né sous le signe des étoiles

Au Cœur du bois. Sous ce titre enjôleur, qu’on croirait tout droit sorti d’un recueil de poésie, se révèle une œuvre (d)étonnante qui tente de proposer un kaléidoscope de la prostitution contemporaine. Le cinquième long-métrage de Claus Drexel ne ressemble à aucun autre. Ayant été sélectionné puis programmé dans de nombreux festivals, le film s’est vu décerner des récompenses prestigieuses, parmi lesquelles figurent le Grand Prix National du FIPADOC (Festival International de programmes documentaires de Biarritz) ou encore le Prix du public au Festival International de Lisbonne. Cette reconnaissance critique vient aussi bien couronner la politique engagée du cinéaste.

À l’aise dans les registres, Claus Drexel n’hésite pas à utiliser le cinéma un outil de critique sociale. Après avoir filmé le quotidien de sans-abris dans le documentaire Au bord du monde (2014), le réalisateur poursuivait la réflexion en mettant scène la rencontre fictionnelle entre une sans-abri, campée par Catherine Frot, et un jeune migrant venu d’Afrique dans Sous les étoiles de Paris (2020).

Dans Au Cœur du bois, le cinéaste choisit de s’attaquer au « plus vieux métier du monde » sinon à un sujet politique hautement inflammable. Or, difficile d’aborder la prostitution sans tomber dans un certain nombre d’écueils. Le réalisateur choisit, pour sa part, d’éviter tout apitoiement condescendant, et a la décence de s’effacer derrière le dispositif confessionnel qu’il met en place. Claus Drexel ne jauge ni ne juge les travailleur.se.s du sexe interrogé.e.s. Le film repose, au contraire, sur l’alternance d’interview, organisées face caméra, et de prises de vue panoramiques du Bois de Boulogne. Au Cœur du bois possède une structure faussement binaire qui permet de désamorcer tout misérabiliste en proposant une œuvre à la résonance aussi bien politique qu’esthétique.

Promenons dans les bois

Découvrir Au Cœur du bois au cinéma implique d’être face à un (faux) paradoxe. Choisir d’évoquer, dans un documentaire, la prostitution au Bois de Boulogne renvoie inévitablement l’œuvre à un certain nombre d’idées reçues, plus particulièrement, à celles qui ont été véhiculées par la littérature des XIXe et XXe siècles. Claus Drexel ne propose guère une relecture qui s’inscrirait dans la droite ligne d’œuvres telles que Nana (1879) ou Moi, Christiane F (1981).

Loin d’une vision à la Zola, le cinéaste met en valeur une autre image du bois de Boulogne : loin de celle que les médias nous a habitués à voir. Il suit l’évolution du paysage sur un an. Nous découvrons ainsi, au fil des saisons qui se succèdent, un environnement naturel d’une beauté stupéfiante. Magnifiée, la nature apparaît pour ce qu’elle est, moins transfigurée que rendue à elle-même par le cinéma. Ces images créent une atmosphère presque féerique qui tranche avec le sujet de départ. On en viendrait presque à oublier le sujet du documentaire. Le soin extrême apporté à la composition de l’image n’efface en rien la dimension politique du documentaire. Claus Drexel réaffirme la valeur artistique d’un sujet tel que la prostitution et prouve qu’il est possible, voire même souhaitable, d’en parler en évitant toute perception fataliste.

Le réalisateur donne la parole à des travailleur.se.s du sexe de tous horizons. Qu’ils ou elles soient transgenres, cisgenres, agé.e.s ou débutant.e.s, ces dernier.ère.s ont la possibilité de s’exprimer librement sur le sujet de la prostitution. Le cinéaste développe ainsi un écrin cinématographique qui mêle l’intime et le politique, le général du particulier. Samantha, Isidro, Geneviève et les autres nous racontent ainsi leurs premières expériences, leurs rapports à eux-mêmes comme aux regards que la société pose sur eux. Claus Drexel réussit à proposer des représentations alternatives qui offrent une autre façon de représenter le monde de la prostitution. La beauté plastique ne doit pas non tromper : l’objectif du documentaire est bien de part en part politique. Plus que de s’emparer d’un débat de société, le réalisateur met en scène les travailleur.se.s du sexe comme des sujets politiques à part entière. « La prostituée » n’est pas traitée comme un mythe mais perçue en tant qu’elle est une individualité qui possède une opinion. Le but du film n’est certes pas d’attiser, encore moins de flatter le voyeurisme du public. Si le réalisateur soigne la beauté plastique de son documentaire, il n’en dresse pas moins un portrait lucide de la prostitution contemporaine.

Au bout du conte

Qu’y-a-t-il au bout du compte ? Si la prostitution m’était contée : tel pourrait être l’un des sous-titre auquel le documentaire de Claus Drexel pourrait prétendre. Le cinéaste manie avec brio le mélange des genres. Au Cœur du bois apparaît tout à la fois comme un conte moderne qu’un documentaire à la forte charge politique et sociale. Malgré l’atmosphère de féerie merveilleuse qui domine le film, les discours auxquels nous sommes confrontés sont, pour leur part, bien réels. Les différentes personnalités interrogé.e.s confient face caméra leur désarroi face à un système pétri de contradictions. La juxtaposition des divers témoignages, recueillis par le cinéaste, dessine un tableau complexe de la prostitution au Bois de Boulogne qui déjoue les stéréotypes classiques.

Au Cœur du bois rappelle qu’il n’y a pas de « parcours type » : la prostitution n’est pas un fléau social ni le résultat d’un déterminisme familial. Ce faisant, si les différentes personnes interrogées revendiquent le droit à pouvoir travailler dans la dignité et la sécurité, elles réclament aussi le droit à pouvoir disposer d’elles-mêmes comme le souhaitent. Claus Drexel ne rédige aucun manifeste féministe, mais il sort du placard des personnalités socialement marginalisées car porteuses de ce que l’on a (encore) trop à cœur de considérer comme un infamant stigmate. Il est clair que le propos du film ne sera pas fait pour plaire à tout le monde. En choisissant de traiter la prostitution comme un sujet lambda, digne d’être esthétisé et magnifié par l’œil de la caméra, il construit une image de la prostituée.

Qu’y-a-t-il donc au bout du conte ? D’abord, la donc la satisfaction d’être confronté à une œuvre d’art qui tente d’éveiller autant que de réveiller la conscience du public autour d’un sujet qui demeure aujourd’hui encore tabou. Claus Drexel réussit la gageure d’allier esthétisation et réflexion politique et créer un dialogue qui interroge la place que le cinéma et la société accordent aujourd’hui aux travailleur.se.s du sexe.

Bande annonceAu Cœur du bois

Fiche TechniqueAu Cœur du bois

Réalisation : Claus Drexel
Production : Daisy Day Films
Distribution : Nour Films
Genre : 1h30
Durée : 1h30
Sortie : 8 décembre 2021
Pays : France

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3.7