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Shadow of a Doubt : le cinéma américain et son double

Parabole virtuose, drôle et sinistre, sur le mystère d’iniquité et sa révélation douloureuse dans l’âme d’une jeune fille de la classe moyenne américaine. Sous les apparences d’un duel manichéen, Shadow of a Doubt explore les hypocrisies et les tourments d’une société qui se refuse à voir le mal qui la ronge intérieurement. Film pessimiste, sorti en 1943, où Hitchcock n’assume les codes de l’âge d’or du cinéma hollywoodien que pour mieux, au final, les renverser.

Une dramaturgie se déploie toujours à deux niveaux : celui du récit, de l’historiette, du manifeste, et celui du rêve, du figural, du latent. Qu’est-ce qu’un bon metteur en scène ? Celui qui sait souligner, avec plus ou moins de grâce, au coin du récit, la présence d’une autre histoire. Et le moyen le plus approprié pour cela se nomme : symbole. Hitchcock est le maître du symbole. « Il est dans l’essence des symboles d’être symboliques », disait Jacques Vaché. Et Hitchcock le sait bien, lui le surréaliste le plus élégant, discret, maniaque et profond qui soit. Ici, nulle recherche de l’image explosive, exotique, dantesque, mais un presque rien qui dit presque tout : une pelouse bien tondue, un escalier extérieur, une page de journal pliée en forme de grange, un cigare, une locomotive noire, grondante et fumante, une bague. Symbolisme simple, clair, à l’aide duquel Hitchcock dénude délicatement, presque invisiblement, son récit manifeste.

Apparemment donc, Shadow of a Doubt raconte l’histoire d’un homme d’une trentaine d’années, plutôt beau et élégant, dont on ne sait rien, mais dont on devine à deux trois signes, quelques liasses de billets négligemment posées et deux hommes qui le surveillent, ainsi qu’un air étrange de fatigue nerveuse confinant au désespoir, que quelque chose de pas net et d’irrémédiable s’est emparé de sa vie. Voici un homme fichu, se dit-on. Cependant, un dernier sursaut vital, après qu’il a réussi à échapper à la surveillance des deux hommes, semble le reprendre. Il prévient des membres de sa famille qu’il va bientôt débarquer chez eux. Que cherche-t-il ? Un refuge dans sa fuite, une consolation dans sa déréliction, une rédemption ? À l’évidence, cet homme est déjà mort.

De l’autre côté de l’Amérique, en une Californie de fleurs et de soleil (notre homme est sur une Côte Est industrielle, grisailleuse, au ciel bas), l’attend sans le savoir une famille de la classe moyenne tout à fait typique et attendrissante : une mère débordée et absente, un père lunaire, des enfants très confortablement délaissés, pleins d’ennui et d’ambitions vagues ; une famille de la classe moyenne très typique, où tout le monde s’aime, et où tout le monde est profondément seul. La plus jeune des filles, huit ou neuf ans, lit des livres trop compliqués pour son âge et se donne des airs de maturité risibles, son petit frère, tout le long du film, parle, bouge, sans que personne ne semble vraiment le remarquer ; enfin, la grande sœur, toute jeune femme, se lamente, quand on la découvre, allongée sur son lit, de ce que sa vie soit si vide et son cœur si grand. Une idée lui vient : la solution à tout : à son vague-à-l’âme, à la dépression de sa mère, à la douce et lente perdition de la classe moyenne typique américaine : faire venir cet oncle adoré qui apportera, espère-t-elle, à son monde, un peu de joie et de réalité. À peine, à la poste de sa ville, a-t-elle commencé d’écrire son message qu’elle apprend que le dit oncle arrive. « Croyez-vous à la télépathie ? », demande-t-elle à la télégraphiste. Elle est persuadée qu’un lien magique, mystérieux, l’unit à son oncle. Elle semble aimer un peu trop cet oncle.
La fameuse locomotive noire, fumante et grondante, arrive : monstre mécanique, implacable, froid dans sa résolution mais brûlant dans son action. L’oncle en descend. Il semble exténué, malade, mais voit-il sa nièce courir vers lui, qu’il reprend immédiatement vigueur. Qu’est-ce qui ranime ce zombie : l’amour rayonnant de sa nièce, ou la vue d’une proie ?

Voici la situation admirablement plantée ! Ne reste plus à Hitchcock que d’aménager son proverbial suspense.
Ah oui !, j’oubliais. L’oncle et la nièce porte le même prénom : Charlie.

La suite du film peut se résumer ainsi : l’oncle est un tueur de veuves riches. Deux nouveaux policiers le surveillent, dont l’un débute une romance avec la nièce. Celle-ci comprend tout à la moitié du film. L’oncle, comprenant qu’elle a compris, tente, à plusieurs reprises, de l’assassiner subtilement, de sorte que sa mort paraisse accidentelle. Enfin, l’oncle décide de repartir, mais, dans le train qui démarre, celui-ci retient la nièce et tente de la jeter sous les roues d’un autre train arrivant en sens inverse. Au terme de leur empoignade, c’est l’oncle qui finalement tombe et meurt, laissant sa nièce avec le double secret de leur culpabilité respective (d’être un tueur de veuves pour l’oncle, d’avoir tué son oncle pour la nièce).

Si je me plais à vous résumer le film à la hache, c’est que j’ai à vous parler d’un autre film, que ne raconte pas le scénario, mais que racontent les objets, les plans, la disposition des acteurs, le montage : film caché dans le film : profondeur dérobée : petit secret de l’art cinématographique.

Tout le film est construit sur cette dualité : l’oncle et la nièce. Comme dans un rêve, l’un ne semble être que la projection de l’autre, mais lequel ? On les découvre, dans leur première scène respective, allongés sur un lit. Ils s’envoient des télégrammes au même moment. Dans une scène, la nièce exprime son sentiment de partager avec son oncle comme un seul et même esprit. Plusieurs plans appuient encore cette impression de dédoublement. Mais à cette gémellité s’ajoute une série d’oppositions symétriques : homme/femme ; Est/Ouest ; innocence/culpabilité ; ; bien/mal ; vie/mort. L’identique vient ici dire le lien, non seulement familial mais presque incestueux qui les unit ; la contrariété vient souligner, au sein de l’identique, le conflit qui s’annonce puis s’intensifie entre eux. L’un des Charlie doit manger l’autre : c’est la loi tragique de leur rapport. Mais ce conflit, dont l’issue est inéluctable, donne à Hitchcock l’occasion de troubler ce dispositif symbolique d’opposition symétrique apparemment simple et évident. L’intrigue, au fur et à mesure, se fait de plus en plus intérieure, comme si le monde n’était pas concerné ; le drame qui se joue entre l’oncle et la nièce restera jusqu’à la fin secret. Pendant que tout échappe à ceux qui les entourent, le dehors entre dedans, le soir tombe sur la Californie, l’innocence se rend coupable, et, inversement, le chasseur s’avère être la vraie proie, et la victoire sur le mal une espèce de défaite.

La nièce est d’abord éperdue d’amour et de bonheur. Après que l’oncle a couvert de cadeaux toute la famille, se retrouvant seul avec elle, il lui passe une bague au doigt. C’est une prise. Nul consentement de la part de la nièce, mais un caillou soudain à son doigt qui la trouble et la fascine. Par ce joyaux, issu de ses crimes, l’oncle Charlie entend partager avec la nièce sa culpabilité ; il veut se sauver, légitimer son forfait, le purifier dans l’amour de sa nièce, mais il ne peut le faire qu’en entraînant cette dernière dans son abîme. Elle sera sa femme, sa Perséphone. Le mal qui n’est que fatigue, affaissement, stérilité, doit perpétuellement se nourrir de la vitalité de l’innocence. L’oncle est un vampire ; il en a l’élégance, la beauté, la froideur, la fièvre.
L’oncle Charlie occupe le temps de son séjour la chambre, donc le lit, de la nièce Charlie. Elle n’y est pas, bien sûr, mais, symboliquement, ce fait, tout en rappelant la gémellité des personnages, suggère le monstrueux amour qui les lie. Ombre de l’inceste planant sur tout le film, jusque dans les postures des acteurs. Quand ils sont réunis, l’oncle semble toujours dominer de sa stature raide et déterminée une nièce toujours acculée contre quelques murs.
Et cet escalier extérieur qui dit la possibilité pour le prédateur d’accéder directement à sa proie, sans devoir passer par le salon des parents. Hitchcock, comme le sont souvent les grands metteurs en scène, un certain type du moins, est un grand architecte. C’est sur cet escalier que manque de mourir la nièce, victime d’une marche malicieusement sciée par son oncle. Symbole de mort, il dit encore, cet escalier, le secret qui habite la relation entre les deux Charlie.
Parlera-t-on du cigare, que l’oncle dégaine dès qu’il se sent en danger, ou de sa canne, phallus menaçants, ou de cette scène où le même oncle force la nièce à entrer dans un café interlope ; tentative de corruption vaine destinée à obtenir, en l’empoisonnant, de ce cœur pur de jeune fille un assentiment à son crime et à sa laideur ?
Mais au sein de ce combat manichéen, Hitchcock introduit des éléments de brouillage. Si l’oncle sait se montrer agressif et dominateur, l’impression générale est que la force est du côté de la nièce et la fragilité du côté de l’oncle. Il en deviendrait presque touchant avec ses visions de veuves joyeuses dansant la valse, qui le hantent perpétuellement. Parmi la petite notabilité du coin que l’oncle est amené à rencontrer, il y a une veuve encore alerte qui le couve d’un regard tendre et d’un sourire carnassier. Et si l’oncle était en réalité la victime de ces veuves qu’il a assassinées ; et si, après tout, il n’avait fait que se défendre de ces démons ?  Et si l’oncle Charlie n’était pas Hadès mais Orphée dévoré par les Ménades ? Un Orphée qui ne serait pas aller chercher Eurydice aux enfers, mais qui s’efforcerait de l’emporter avec lui. On ne saura jamais pourquoi l’oncle a la veuve riche pour objet de prédilection de ses pulsions criminelles : ressentiment social ou impuissance sexuelle qui, le conduisant à renoncer aux jeunes femmes, le porte à se venger sur des femmes plus âgées ? Ou doit-on le prendre au mot ? Il ne s’agirait pour lui que de débarrasser le monde d’une engeance méconnue : la veuve riche. L’oncle Charlie, quoi qu’il en soit, est une bête traquée, sur laquelle règne la fatalité. Et voilà que tout se renverse : lui qu’on croyait être la mort personnifiée reçoit d’une jeune fille aux cheveux noirs et au visage pâle l’exécution de sa sentence. Est-elle le bien triomphant du mal, la victime d’inceste détruisant son vampire, ou la main du destin, main tragique qui ne trouvera dans ce geste qu’une culpabilité invincible, et non la libération promise ? Le seul à connaître avec elle la vérité est, ironiquement, un policier amoureux. Même la loi des hommes est avec elle. Et pourtant, son visage est sombre devant l’église où se déroulent les funérailles de son oncle, et où elle n’ose entrer. Le poison est en elle. Quelque part, elle aimera toujours son oncle.

Charlie, la nièce, faisait cette prière, au début du film, qu’il lui arrive enfin quelque chose, qu’un évènement survienne dans ce monde si tranquille, si ordonné, si médiocre. Sa prière a été entendue. Dans la catastrophe d’une rencontre, elle a découvert non seulement la folie, la mort, la noirceur du monde, représentées par cet oncle, mais, plus encore, elle a découvert l’ombre en elle. Peut-on tuer le monstre sans devenir monstre soi-même ? C’est ainsi, semble-t-il, que l’oncle, « assassin idéaliste » selon le mot d’Hitchcock, l’est devenu, en combattant un monde qu’il jugeait décadent. La nièce, en éliminant l’agent destructeur d’une société dont il est à la fois le symptôme, en rétablissant l’ordre, ne fait-elle pas qu’imiter en dernière instance cet oncle, ne fait-elle pas que répéter son geste : éradiquer l’oppresseur, éliminer le parasite ? Entre la classe moyenne typique et l’homme solitaire perdu dans les méandres de sa révolte, se rejoue perpétuellement un duel, à travers lequel l’ordre se maintient et l’injustice se renouvelle. C’est l’histoire la plus banale du cinéma américain, histoire dont Hitchcock révèle ici le mensonge fondamental.

Cette fin heureuse est la plus malheureuse. Subsiste, sous le soleil de Californie, l’ombre d’un doute : et si le héros américain était en fait le véritable bourreau ?

Un film est un rêve, et Hitchcock le plus cohérent et conséquent des rêveurs. Il faut voir un film de Hitchcock comme une variation poétique aux sens multiples, formée autour d’un scénario relativement conventionnel. Hitchcock est comparable à ces grands peintres de commande, à Botticelli, à Michel-Ange. Comme eux, il creuse, d’après une trame donnée, un mystère. Pour Hitchcock, c’est le mystère de la faute et de la culpabilité, que le cinéma américain s’efforce de conjurer en multipliant les vengeances légitimes, et que le cinéaste anglais et catholique expose avec ironie, de manière cachée, symbolique, dans toute son ambiguïté, s’amusant aux miroirs, troublant les apparences d’un détail. On pense, en voyant Shadow of a Doubt, à Strangers on a train : la figure du double y est plus explicite, et, là encore, la mort du méchant laisse un goût amer, une impression d’irrésolu. L’ombre est en soi, l’étranger c’est moi, et le mal reste toujours plus profond que veut bien nous le faire croire l’happy end de circonstance. Si l’innocent recouvre sa réputation et sa sécurité, il ne recouvre pas totalement la certitude intérieure de sa bonté. Quelque chose a été brisé, et, sans doute, pour le bien, car un dévoilement a eu lieu. Le cinéma d’Hitchcock est le double pessimiste du cinéma américain de l’âge d’or. On n’y triomphe qu’en apparence ; les méchants ont l’air de grands enfants blessés ; les héros apprennent douloureusement qu’ils n’en sont pas ; et sur les dernières scènes planent, irrémédiablement, plus ou moins masqués, plus ou moins ouatés, le trouble, la tristesse, voire la folie, comme pour signifier que le mal ne saurait en ce monde interrompre sa course.

Un film est un rêve ; un mauvais film est un rêve préfabriqué, aliénant ; un grand film est un rêve qui ne s’impose pas mais qui se laisse rêver autrement, comme un moyen d’explorer ses propres cavernes, comme un voyage initiatique. J’ai appris au cinéma, ainsi que la nièce Charlie, que j’étais capable de tous les crimes (préalable nécessaire à l’exercice du métier d’homme). Qu’entre tous les cinéastes, Hitchcock, en particulier, soit béni pour cela !

Bande-annonce : Shadow of a Doubt

Fiche technique : Shadow of a Doubt

Titre français : L’ombre d’un doute
Réalisation : Alfred Hitchcock
Scénario : Thornton Wilder, Sally Benson et Alma Reville, d’après une histoire originale de Gordon McDonell
Producteurs : Jack H. Skirball et Alfred Hitchcock (non crédité)
Photographie : Joseph Valentine
Son : Bernard B. Brown
Montage : Milton Carruth
Sociétés de production : Skirball Productions (non crédité) et Universal Pictures
Format : noir et blanc – 1,37:1 – mono (Western Electric Recording) – 35 mm
Pays d’origine : États-Unis
Durée : 104 minutes Dates de sortie : États-Unis : 15 janvier 1943 ; France : 26 septembre 1945