Des premières tentatives critiques de l’idéal hippie contre-culturel américain des années 60, dévoyant le pacifisme et l’idéalisme dès la décennie 70 aux tentatives actuelles (One Battle after another de Paul Thomas Anderson), chaque décennie semble y revenir comme un passage obligé (Howl de Joe Dante pour la décennie 80, The Big Lebowski entre autres pour les années 90) à tel point que ce qui reste permanent est la nostalgie qui se dégage de ces œuvres, chacune l’ayant accordée à son propre style. Kathryn Bigelow marque sa singularité en affichant avec tendresse un tel sentiment dans Point Break pour mieux le rendre caduc et glauque dans Strange Days, une pépite cyberpunk un peu trop oubliée. La sortie de son prochain film Zero Dark Thirty après huit ans d’absence et qui s’annonce remarquable est l’occasion de revenir sur la place de ces thèmes dans son cinéma.
Une cinéaste talentueuse qu’on oublie trop souvent
En 1995, Kathryn Bigelow est loin de son Oscar pour la réalisation de Démineurs en 2010. Elle s’est néanmoins imposée avec le film de vampire Aux frontières de l’aube, le thriller Blue Steel avec Jamie Lee Curtis et Point Break, succès phénoménal en 1991. James Cameron, pape du film d’action moderne et post-moderne, alors son époux, lui souffle le scénario de Strange Days car il sait qu’elle y insufflera son style alors encore en cours de maturation.
Bigelow expliquait : « Jim Cameron travaillait sur cette idée depuis neuf ou dix ans. Il me l’a présentée il y a quatre ans, et j’ai trouvé que c’était formidable. Ces deux personnages au seuil du nouveau millénaire, avec un homme qui pousse une femme qui l’aime à l’aider à sauver la femme qu’il aime, c’est une superbe matrice émotionnelle. Et puis, au cours de nos échanges, on a développé l’aspect politique, cette société particulière. Le côté brutal et sombre était ce à quoi j’aspirais ; ironiquement, Jim tendait plus vers le côté romantique, alors que moi j’allais vers le plus noir. Jim a écrit un traitement à partir de nos discussions, et Jay Cocks en a tiré un scénario ».
Los Angeles, quelques jours avant le début du troisième millénaire. Flic déchu, Lenny Nero (Ralph Fiennes) opère un important trafic de clips virtuels contenant des expériences humaines. Permettant de vivre soi-même ces expériences comme dans un souvenir, sans le danger qu’elles peuvent impliquer, ces clips deviennent extrêmement lucratifs et addictifs. Un jour, Lenny reçoit l’enregistrement de l’assassinat de l’une de ses pourvoyeuses et découvre une vidéo révélant l’identité des meurtriers d’un leader politique subversif afro-américain. L’enregistrement devient ainsi l’objet d’une quête dans laquelle se joue rien de moins que la paix sociale d’une civilisation alors au bord du gouffre.
Le personnage de Jeriko One, le leader noir assassiné par la police sans autre raison qu’un banal abus d’autorité et de violence raciale est clairement inspiré par le passage à tabac de Rodney King, survenu en 1991, l’année de sortie de Point Break. Le passage à tabac de l’Afro-Américain, frappé par des policiers de Los Angeles filmés à leur insu, a déclenché des émeutes sans précédent lorsqu’ils ont été acquittés en 1992. Kathryn Bigelow a participé au nettoyage du centre-ville après les événements, et en est sortie profondément marquée par cette vision quasi-apocalyptique. Peut-être a-t-elle été la première à capter l’intérêt cinématographique d’une telle affaire dans le sillage bien américain de l’assassinat de Kennedy, dont le film de 26 secondes de Zapruder alimenta toutes les théories. L’idée centrale autour de cette nouvelle technologie est de montrer le pouvoir de vie et de mort d’une image dès lors qu’elle est vécue : peur, colère, amour. L’image cinématographique devient un relais d’action et de narration. Mais bien loin d’être un film seulement politique, on y ressent la nostalgie déjà mentionnée et d’ailleurs déjà présente dans son succès de 1991. Qu’est-ce qui fait de Strange Days davantage qu’une enquête cyberpunk, un film noir politique au ton si corrosif ?
Point Break : le plaisir de la nostalgie
Kathryn Bigelow conquiert son statut de réalisatrice bankable et talentueuse, capable de réaliser des thrillers d’une rare intensité qui remplissent les salles sans peine avec le mémorable Point Break. Pour ceux nombreux qui l’ont vu, qui ne se souvient pas de Keanu Reeves/Johnny Utah refusant à la dernière seconde d’abattre Bodhi (Patrick Swayze), touché alors par le souvenir d’une amitié profonde et toute récente ? Transposant avec succès les films d’action déjantés et high concept (un film high concept est un long-métrage à l’intrigue si simple qu’elle doit pouvoir être résumée en une phrase et engranger des sommes colossales) des années 90 dans l’univers surprenant du surf, elle parvient à se démarquer dans un genre balisé qui avait pourtant déjà livré ses chefs-d’œuvre (Die Hard, etc).
On se souvient : le prometteur Johnny Utah a dû laisser ses rêves de gloire sportive aux vestiaires à cause d’un genou récalcitrant. Il rejoint les rangs du FBI à Los Angeles où il fait équipe avec Angelo Pappas (Gary Busey) pour traquer le gang des présidents, une bande de surfeurs qui braquent les banques avec des masques des quatre anciens présidents Nixon, Carter, Johnson et Reagan. Utah tente d’infiltrer la bande en épousant le lifestyle estival des vagues. Il traîne sur la plage avec sa planche et boit la tasse. Tyler Endicott (Lori Petty) le remarque et lui apprend à surfer. C’est par son intermédiaire qu’il va rencontrer Bodhi (Patrick Swayze), Roach (James LeGros), Grommet (Bojesse Christopher), et Nathaniel (John Philbin). Utah, comme dans tout bon film d’infiltration finit par se laisser dépasser par sa double identité et prend goût à la glisse.
« I hate this Johnny, I really do, I hate violence. » (Bodhi)
Quoi de plus caricatural que le milieu du surf pour dépeindre une jeunesse en marge de la société ? Le frisson intense de la vague semble dépeindre l’essence d’une vie qui ne veut pas se fixer, vouée aux marges et à l’attente du moment opportun, capable de délivrer un plaisir existentiel d’autant plus intense qu’il est fugace. Le philosophe Deleuze remarquait dans les années 80 que le surf suscitait une rupture dans le sport où il s’agissait de produire avec le maximum de rectitude le mouvement recherché, puis de le répéter jusqu’à ce que la perfection le cède au record. Le surf toutefois ne consiste pas tant à être un mouvement qu’à capter un mouvement déjà existant et à se laisser porter, à être un mobile plutôt qu’un moteur. Aussi, l’attente de la vague parfaite qui cède la place à un difficile hissage sur la planche et d’un autre côté le fait d’y être enfin, la planche elle-même portée par la vague ne sont finalement que la même chose : cohabiter le mieux possible dans une série déjà existante d’orientations et de directions pour en capter l’intensité propre. Le surf c’est si l’on veut, cette attitude qui consiste à habiter les marges ductiles d’un monde toujours déjà en proie à un mouvement qu’on ne peut de toute façon détourner ; autant alors, s’y imbriquer pour tenter d’en saisir la puissance propre. N’est-ce pas la même chose lors de la scène du saut en parachute censée souder l’équipe ? « Sex with gods, you can’t beat that! » dit Bodhi.
Et si c’était précisément cela qui faisait la qualité du film tout autant que du style de Kathryn Bigelow ? Chacun l’aura compris au visionnage de la fin : le véritable héros est Bodhi parce que, tout criminel qu’il soit, son attitude consiste à ne jamais céder sur sa passion. Au seuil de la capture par le FBI, après la trahison de Johnny (minorée, cependant – personnage du héros oblige –, par sa décision de ne pas tuer son nouvel ami en plein braquage, annonce de cette scène finale), Bodhi se lance (« ce mec est un fou » disent les fédéraux devant un océan déchaîné) et porte son amour de la glisse à son point d’incandescence absolue, jusqu’à ne faire qu’un avec la vague et à en mourir.
« Look at it! It’s a once in a lifetime opportunity, man! Let me go out there and let me get one wave, just one wave before you take me in. I mean, come on man, where am I gonna go? Cliffs on both sides! I’m not gonna paddle my way to New Zealand! Come on, compadre. Come on! » (Bodhi)
Un sacrifice qui remet les choses en perspective pour le héros Johnny ; se résignant à quitter un job qui apparaît plus que jamais comme insensé, il jette l’éponge et fait face à la caméra pendant que Bodhi meurt. Lui n’est plus dans le cadre, comme s’il appartenait déjà à la légende alors que Johnny s’avance encore vers l’objectif, dans un mouvement rétrograde qui symbolise une forme de recul par rapport à la trajectoire de Bodhi.
L’idée de faire un film sur le surf, un polar tonitruant et loufoque est aussi plaisante qu’inattendue surtout dans la mesure où, pour un film voguant sur la nostalgie d’une vie marginale désormais perdue, il reste fun.
Si 1991 évoque Rodney King et les émeutes de Los Angeles, impossible de ne pas remarquer le moment glorieux de rupture dans l’histoire américaine et qui trace les lignes d’influence qui façonnent le Hollywood d’alors. Dans la dissipation du brouillard d’une guerre froide vieille de plus de 40 ans, l’heure est à la Pax Americana, la paix américaine découlant de la chute de son ennemi mortel, chute qui pousse la plus vieille démocratie du monde non plus à se défendre mais à s’étendre. Ce modèle de vie triomphant, tout au loisir de la consommation et aux troubles sociétaux dont on tait pudiquement les horreurs, ceux qui l’ont combattu dans la quête avortée d’une autre existence, trouvent peu à célébrer. Il s’agit notamment des hippies et de leur contre-culture qui semble hanter le cinéma et la littérature américaines.
Qu’en est-il en fait de ce singulier mouvement de contre-culture des années 60 qui agitait la jeunesse sur fond de revendications politiques, raciales et sociétales ? Faut-il enterrer l’idéal avec le cadavre de l’ennemi juré des USA ?
Dans la littérature, c’est le séminal Thomas Pynchon qui transcrit avec humour le mieux ce questionnement, en ensevelissant l’amertume sous des tonnes de traits satiriques et humoristiques, de Inherent Vice à Vineland (dont Paul Thomas Anderson livre l’adaptation dans son dernier film déjà mentionné). Dans le cinéma on oscille du refoulement pur, simple et brutal au questionnement torturé sur le temps qui semble avaler l’Histoire et la possibilité d’y jouer un rôle. Ainsi, la décennie des années 90 surfera entre déconstruction habile des actionners des années 80 (Die Hard, Last Action Hero), films à pop-corn (le cinéma de Michael Bay par exemple) et une prescience mélancolique des désillusions technologiques et sociétales à venir dans le sous-genre de SF, le cyberpunk (de Johnny Mnemonic à la culmination Matrix en 1999, tous deux avec Keanu Reeves).
À chaque fois donc, il s’agit d’oublier la défaite pour ne pas y emporter l’idéal, ne pas jeter le bébé de l’espoir avec l’eau du bain de la tragédie historique. Point Break fait remarquablement autre chose : raviver la flamme de l’idéal au moment historique certes le moins opportun mais dans le lieu le plus confortable. Puisque cette contre-culture est dans le creux de la vague, autant en faire un film. D’où l’idée des braquages et des masques grotesques (un hommage peu subtil au thème des dead presidents issu du hip-hop – à moins qu’il s’agisse d’une référence désabusée à l’assassinat de Kennedy ?) ; après l’échec des années 60, il est clair pour tout le monde que seul un gangster accompli peut vivre l’american dream. En effet, avec leur culte du corps musculeux, de la camaraderie raisonnée et franche, leur apprentissage éducatif de la glisse comme un art de vivre entre spiritualité orientalisante et sport extrême ; les surfeurs de Point Break et singulièrement Bodhi sont les dignes descendants des hippies, ou plutôt des hippies envoyés à la mauvaise époque, et condamnés aux marges de la société pour tenter de perpétuer leur idéal. Glisser dans le creux du rouleau pour ne pas trop glisser dans une société trop emportée par elle-même.
En fin de compte, Point Break était un film rempli d’espoir à propos d’une cause qui en avait tant besoin. La réalisatrice qui signera un portrait sans concession ni chauvinisme de la traque de Ben Laden (Zero Dark Thirty), perd manifestement tout espoir dans le film suivant, Strange Days. Comme s’il s’agissait de retourner la fraîcheur idéaliste de Bodhi, Strange Days nous offre en fait le portrait d’une Amérique qui ne peut se représenter (pourtant en pleine gloire mondiale d’un point de vue géopolitique, rappelons-le) qu’au bord d’un gouffre dont elle peine à s’imaginer la profondeur.
Strange Days : la beauté du cinéma comme anxiolytique
J-2 avant l’an 2000 dans un Los Angeles au bord de la guerre civile. Lenny Nero est accro au Squid, cette nouvelle technologie qui permet de vivre les images alors déposées sous forme de souvenirs enregistrés. Obsédé par son ex Faith, il se saoule dans leurs vieux clips vidéo. En possession d’une vidéo où deux policiers sont filmés en train de tuer Jeriko One, un célèbre rappeur devenu le symbole du peuple en colère, il se met en tête qu’il doit sauver Faith, désormais en couple avec un producteur de musique mafieux nommé Philo. Il tente de la secourir avec l’aide de Mace, chauffeuse de limousine amoureuse de lui.
En réalité, son vrai ennemi est son ami Max, amant de Faith, qui tue Philo (qui voulait tuer Faith), avant d’essayer de tuer Lenny (qui le tue en fait). En parallèle, Mace a des préoccupations plus profondes : elle veut que la vérité éclate au sujet des policiers, qui la pourchassent en plein réveillon de l’an 2000. Elle est sauvée in extremis, ils meurent sous les yeux du public, Lenny l’embrasse, et le nouveau millénaire commence. En dépit d’une intrigue qui fait le choix des rebondissements au détriment de la simplicité, le film est étonnamment clair mais le fun du précédent succès a cédé la place à une noirceur que la réalisatrice assume pleinement (cf. supra).
Comme on n’a pas manqué de le remarquer, il s’agit d’un thriller cyberpunk (ou techno-thriller si l’on veut) dans la droite veine du roman Le Neuromancien de W. Gibson. On a beaucoup glosé sur l’esthétique cyberpunk alors que la formule est pourtant extrêmement simple : adapter les codes du film (ou du roman) noir à un univers futuriste désabusé, et c’est précisément ce que fait Strange Days avec une maestria toute séduisante. L’héritage du film noir joue à plein ici puisque conformément aux grands auteurs du genre qui situaient déjà leur histoire à Los Angeles (Ellroy et son Dahlia Noir par exemple et Carver bien évidemment dans la littérature, mais aussi le film classique Chinatown de Polanski), l’enquête qui donne son rythme au film et son protagoniste en la personne du detective n’est en rien privée mais au contraire dévoile les replis pervers et nauséabonds d’une ville et d’une société dont la paix apparente cache de sordides secrets. Dans le film noir, le lien entre l’intime et le politique est direct.
D’une certaine manière, tout se passe comme si Johnny Utah avait fini son été enchanté, là où tout n’était que glisse et frissons, pour rentrer dans la réalité décadente. Les plages de sable ont laissé la place aux tortueux réseaux routiers et aux gratte-ciel impassibles, mais ce sont surtout les personnages qui étonnent. Cyberpunk oblige, tout n’est que marginalité et obscurité dans cette cité tentaculaire sur le point de sombrer : dealers, mendiants, prostituées, marginaux de tous bords, de toute orientation sexuelle, peu importe la couleur de peau – une variété encore rare dans le cinéma de l’époque. Les braquages (actes criminels nobles par excellence puisque les premières victimes en sont les banquiers) ont laissé la place aux violences policières de type Rodney King dont la sensibilité politico-sociale est autrement plus affûtée.
Violences policières, machinations politiques souterraines, problèmes sociaux, raciaux et sociétaux, tous les thèmes explosifs du cyberpunk s’y présentent mais sont unifiés par celui de l’image devant laquelle on est sommés de ressentir une forme de violence. La véritable aventure de Strange Days se trouve donc dans un rapport à l’image qui n’est pas celui du simple spectateur passif. Comme les philosophes l’ont remarqué depuis au moins Platon, le véritable danger de l’image ne se situe pas dans son éventuelle dissemblance de son modèle – la réalité qu’elle est censée reproduire, mais dans sa trop profonde ressemblance avec elle. Trop conforme à ce qu’elle doit reproduire, le risque est toujours de glisser vers un remplacement pur et simple. La technologie squid – qui permet de vivre dans son esprit les souvenirs et sensations enregistrés – est l’idée cyberpunk par excellence du film. Pour preuve la scène centrale du meurtre dont la victime se voit agoniser en temps réel par l’intermédiaire du squid : là où un Michael Mann forçait le spectateur à entrer dans le malaise du regard du tueur qui s’apprête à frapper, qui prépare méticuleusement son crime dans Manhunter, Kathryn Bigelow pousse seulement le curseur un cran plus loin. Le spectateur regarde le tueur regarder sa victime se regardant mourir. Par ce jeu de télescopage visuel, nulle profondeur (postmodernisme oblige) n’est à rechercher mais une surface macabre reproduite jusqu’à la nausée car c’est précisément l’effet d’un tel jeu de miroirs : écraser le spectateur d’images et de perspectives pour qu’il soit forcé de ressentir quelque chose. Dans cet univers décadent, le pire n’est pas de ressentir n’importe quoi mais de ne plus rien ressentir comme les accros au squid (dont la dépendance est plusieurs fois mentionnée) qui finissent par superposer leurs fantasmes virtuels à une réalité invivable au prix de leur santé mentale et de leur conscience.
D’autant plus que là où l’image doit déchiffrer ou révéler la vérité, dans le plus pur sillage du cinéma américain depuis au moins le film amateur de Zapruder sur l’assassinat de JFK, l’usage ou le mésusage contemporain la transforme en vecteur littéral de mort. Comme l’avait déjà dit Platon, l’image dans la cité politique est graine de dissension et de discorde au sens où elle cache, mystifie plutôt qu’elle ne révèle, devenant le ferment nécessaire de tout désaccord jusqu’à la violence, et parfois jusqu’à la guerre civile. Comme la nouvelle chair télévisuelle, porteuse d’une violence privée inouïe, Videodrome de Cronenberg nous l’avait déjà montré, l’image marchandisée devient littéralement nous-mêmes – nous absorbant pour recracher un simple objet de consommation.
Quand bien même la fin est heureuse et vengeresse – les deux policiers blancs, racistes et assassins se font lyncher par la foule dans un déchaînement de violence qu’ils ont eux-mêmes provoqué ; quand bien même est-elle politiquement salutaire dans la mesure où la foule mixte racialement entreprend de sauver l’amie noire de Lenny pour qu’elle tombe finalement dans ses bras sous une pluie de cotillons aux couleurs de la bannière étoilée (on ne crache pas sur un peu de kitsch), il n’en demeure pas moins que l’agitation sociale n’avait pas été initialement causée par le meurtre de l’activiste, de même que le chef blanc de la police auparavant sourd à la contestation, demeure en poste. Ici comme dans tout le film, et peut-être tout le cinéma américain, il ne faut pas prendre les images pour argent comptant. Il semble donc que de Point Break à Strange Days, le parcours est limpide. L’Amérique s’étant délestée de ses idéaux contre-culturels, à contre-cœur pour certains, se prépare à accueillir une catastrophe qui viendra nécessairement – et celle-ci se préfigure déjà à travers les soubresauts politiques et raciaux que Strange Days préfigure.
Là où Johnny Utah laissait l’action de Bodhi rejoignant le Nirvana hors-champ, c’est l’étreinte amoureuse et tout un rideau virevoltant de fanions et confettis qui laissent l’arrière-plan invisible comme s’il s’agissait d’indiquer en creux que la vision finale est trop belle pour être vraie. C’est donc l’exténuation d’une nostalgie qui nous est proposée dans ce film à travers un concentré cyberpunk du plus bel effet. Car qu’est-ce que l’esthétique cyberpunk si ce n’est une promesse déçue, l’enregistrement fatigué et désabusé d’une société éreintée par l’échec de ses propres aspirations ? Technologie, politique, économie, société, les relations entre personnes sont en fait des relations entre des choses et personne ne semble s’en soucier.
Il n’est pas étonnant que le talent de Bigelow se soit tourné vers une représentation réaliste et intensifiée des maux américains où son style s’est fait, sans grande surprise, beaucoup plus sage, préférant vouer ses effets à la discrétion et à la précision. Mais surtout, comme le montrent Démineurs et Zero Dark Thirty, il s’agit toujours de l’Amérique et ses maux mais après le 11 septembre et l’échec de l’ordre mondial dominé par l’impérialisme américain, il n’y a décidément plus de fantaisie, d’idéal et de fard à filmer.
Fiche technique : Point Break (1991) & Strange Days (1995)
Titre français : Ondes de choc
Réalisatrice : Kathryn Bigelow
Scénaristes : Rick King, W. Peter Iliff
Acteurs principaux : Keanu Reeves (Johnny Utah), Patrick Swayze (Bodhi), Lori Petty (Tyler), Gary Busey (Pappas), John C. McGinley (Harp)
Producteurs : Peter Abrams, James Cameron, Joseph Newton Cohen, Rick King, Robert L. Levy, Michael Rauch
Distributeur : UFD
Genres : Action, Policier, Thriller
Pays d’origine : États-Unis, Japon
Année de production : 1991
Durée : 2 h 02 min
Date de sortie (États-Unis, Japon) : 10 juillet 1991
Date de sortie (France) : 28 août 1991
Budget : 24 000 000 $
Bande originale : Point Break: Music From the Motion Picture
Titre original : Strange Days
Réalisatrice : Kathryn Bigelow
Scénario : James Cameron, Jay Cocks
Acteurs principaux : Ralph Fiennes (Lenny Nero), Angela Bassett (Mace), Juliette Lewis (Faith), Tom Sizemore (Max), Michael Wincott (Philo Gant)
Producteurs : James Cameron, Lawrence Kasanoff, Steven-Charles Jaffe, Ira Shuman, Rae Sanchini
Distributeur : UFD
Genres : Thriller, Science-fiction, Cyberpunk
Pays d’origine : États-Unis
Année de production : 1995
Durée : 2 h 25 min
Date de sortie (États-Unis) : 13 octobre 1995
Date de sortie (France) : 7 février 1996
Budget : 42 000 000 $
Bande originale : Strange Days: Music From the Motion Picture




