Miss Peregrine et les enfants particuliers: quand les studios en disent trop.
Devant la sortie de Miss Peregrine et les enfants particuliers la question n’est finalement pas tant de savoir si l’univers de Tim Burton est soluble dans la logique hollywoodienne d’aujourd’hui. Au-delà d’une analyse auteuriste, ce film (dernier né de la longue lignée des adaptations de romans teen) peut servir de levier pour mettre en avant certaines tendances et limites de ce genre d’entreprise. Des défauts, le film en regorge, mais il n’est pas le seul à avoir les mêmes. Pourquoi ? Essayons de voir…
Une quête du sens
Aujourd’hui, Tim Burton rejoint la liste des réalisateurs chargés d’adapter mécaniquement des succès littéraires destinés aux adolescents. Celui qui avait tracé sa route à la force de son imaginaire fertile se voit obligé de rentrer dans le giron des studios en se pliant à celui d’un autre. Ici c’est le roman de Ransom Riggs, Miss Peregrine et les enfants particuliers, qui y passe. Une histoire assez loufoque autour de l’enquête de Jacob sur les histoires étranges que lui racontait son grand père sur un pensionnat rempli d’enfants aux particularités étonnantes. Mélangeant imaginaire gothique, voyages temporels et esthétique rétro, nombreux sont ceux qui ont qualifié le roman (et ses suites) de burtonien, tant ce dernier avait réussi à refaçonner à son image une certaine idée de l’imaginaire enfantin. Le réalisateur jouissant toujours d’une certaine cote à Hollywood (rappelons que malgré des critiques assassines et une déception du public, Alice au pays des merveilles a rapporté presque un milliard de dollars à Disney), le fait qu’il arrive à prendre les rênes de cette adaptation n’étonne finalement personne. Mais comme d’habitude avec Burton, le produit fini échoue à mettre tout le monde d’accord. Le film est loin d’être parfait, mais le réalisateur est-il le seul responsable, ou doit-il composer avec une logique de studio trop répressive ? Le projet n’étant pas de son initiative mais de celle du studio Fox, qui avait acheté les droits du roman. Certains critiques y voient une réflexion du cinéaste sur sa place d’auteur à Hollywood (la critique d’Alexandre Poncet pour MadMovies résume très bien cette idée), d’autres un énième produit formaté dans le lequel l’auteur de Mars Attacks se serait perdu. Les deux hypothèses peuvent être valides mais se limitent finalement à une analyse « auteuriste » du film. Mais est-ce que Miss Peregrine et les enfants particulier aurait également quelque chose à nous apprendre sur le genre même dans lequel il s’inscrit, à savoir la « fantasy-teen » ?
Au centre du film se trouve une séquence matricielle particulièrement saisissante. Après une séance de projection improvisée par les enfants particuliers, tous les pensionnaires sortent dans la cour en pleine nuit pour observer leur gouvernante, Miss Peregrine, redémarrer la boucle temporelle qui les protège tous dans ce jour sans fin de 1943. Les enfants enfilent tous un masque à gaz tandis que leur tutrice lance un vinyl qui laisse entendre la chanson Run Rabbit Run du duo Flannagan & Allen. Une chanson innocente (gros succès de l’époque) au sujet d’un lapin fuyant un fermier. Les bombardiers allemands arrivent et les bombes explosent aux alentours, éclairant de leur lumière orangée le petit groupe. Quand enfin l’une d’elles menace de tomber sur l’orphelinat, Miss Pérégrine remonte sa montre à gousset, fait reculer le projectile et rembobine toute la journée jusqu’à la nuit précédente. Il s’agit là d’un des rares moments où Burton semble avoir repris le contrôle de son film. L’esthétique change, adoptant une lumière clair-obscur du plus bel effet (quand le reste du film apparaît désespérément terne) et tout l’esprit du film se condense dans ces quelques minutes. S’y retrouvent pêle-mêle la magie du temps qui se replie sur lui-même, l’évocation des horreurs de la guerre, la fonction ambiguë de cette gouvernante qui protège les enfants en les cachant dans cette boucle temporelle tout en leur refusant le droit de grandir et de prendre en main leur destin, ainsi qu’un rappel de la menace qui plane sur eux. Répétant inlassablement « run rabbit run » (qui par assonance sonne comme « round and around »), la chanson donne à la scène une ironie trop absente dans les autres scènes. Malgré leur bulle temporelle, ces enfants ne sont que des petits lapins traqués inlassablement par des chasseurs violents, ce que leur tutrice leur rappelle au travers de cette chanson, justifiant ainsi son contrôle cyclique sur ce microcosme. Dernier sens caché de ce film donc, la peur du pédophile (le chasseur de la chanson étant désigné uniquement par son fusil). Cet être immonde qui attire les enfants au-delà des limites rassurantes de la bulle familiale, psychose parentale du XXIe siècle. Le fait que les antagonistes « pénètrent » leurs victimes avec des appendices tentaculaires n’a rien de d’innocent (même si ce sont les yeux qui sont arrachés – amenant ainsi d’autres possibilités d’analyse). On notera également la présence de Samuel L. Jackson dans un rôle de pervers polymorphe au sens littéral. Bref, en plus de réussir à multiplier les signes dans un temps très court, cette brève séquence se différencie du reste du long métrage de la manière la plus évidente : elle est quasiment dépourvue de dialogue.
Écoutons avec les yeux
Cet élément qui apparaît au premier abord totalement anodin semble pourtant cristalliser le défaut majeur de tous ces films fantastiques pour adolescents : une certaine peur du vide sonore. Cela peut parfois se traduire par une bande-son saturée de musiques populaires (Les gardiens de la galaxie et Suicide squad en sont des exemples marquants) mais Tim Burton n’a pas encore perdu sa sensibilité musicale. Même la séquence finale sur fond de musique techno agressive peut être vue comme un geste artistique ironique plutôt qu’un remplissage hasardeux. Non. Ici c’est bien le dialogue qui fait défaut au film. Plus précisément, la surenchère du dialogue dit « d’exposition », ces phrases prononcées par les personnages dont la seule fonction est d’expliquer au spectateur l’intrigue ou de préciser un élément flou. Des répliques informatives ne mettant en avant que des faits propres à l’univers de la fiction. L’exemple universellement connu étant celui du méchant qui expose son plan machiavélique au héros avant de se faire savater. Parfois le recours à ce procédé est un mal nécessaire, car certaines informations ne peuvent être communiquées autrement, mais au cinéma comme ailleurs, tout est histoire de dosage. Un personnage expliquant à un moment certains mystères propres aux films (l’origine d’un pouvoir, la fonction d’un lieu, etc.) peut offrir au spectateur des clés de compréhension appréciables, mais si tous les personnages s’y mettent et que la majeure partie du tissu narratif devient une exposition interminable, alors la psychologie et la profondeur passent à la trappe. Le récit n’existe que pour l’événement qu’il raconte, au présent, et ne laisse plus d’ouverture possible.
Miss Peregrine s’ouvre ainsi dès le début sur une voix off, celle de Jacob (Asa Butterfield), qui se pose des questions sur son existence et sa place dans le monde. Les premiers plans montrent une plage déserte avec un panneau publicitaire décrépit sur la Floride devant un ciel grisâtre, puis un supermarché générique, et enfin Jacob dans ce supermarché qui empile des couches. Trois images qui suffisent à montrer le vide de son quotidien. Donc on questionnera tout de suite l’utilité de cette voix off introductive qui, en plus d’être un cliché de plus en plus agaçant, n’apporte absolument aucune information supplémentaire. Mais pourtant il faut combler le vide, faire parler le plus vite possible le personnage pour montrer qu’il existe. Un peu plus tard, après avoir découvert le cadavre de son grand père, Jacob est dans le bureau d’une psychologue. Il lui explique que son grand père lui racontait des histoires folles. Scène suivante… un flash back où le grand père lui raconte des histoires folles. L’une ou l’autre de ces séquences aurait suffi, les deux font l’effet d’une répétition. Et le film continue comme ça tout du long, assumant cette bizarrerie jusqu’au bout quand la fameuse Miss Peregrine explique dans une seule tirade son rôle, ses pouvoirs, le nom des gens de son espèce à un Jacob qu’elle vient de rencontrer (au moins la confiance règne). Pour faire court, chaque situation présente à l’écran amène le commentaire d’un personnage ou d’un autre qui vient surligner ce que l’on sait déjà. Tel un monstre grossissant à vue d’œil, le dialogue sur-expose, s’étale, prend de plus en plus de place et finit par supplanter tout le reste.
Exposition et caractérisation
En plus de brider toute possibilité d’interprétation (puisque l’histoire n’échappe plus aux barrières imposées par l’oralité), cette insistance a aussi pour effet néfaste de construire un récit par accumulation de faits et de données. Et la seule chose qui reste à faire à un spectateur face à une pile de données, c’est du classement. Alors il classe, et ce faisant il se rend compte qu’il manque des infos, qu’il y a des problèmes de cohérence, que cette histoire de boucles temporelle ne tient pas la route et exige ainsi de nouvelles données pour compléter le puzzle. Celles-ci ne viendront jamais et il sortira de la salle frustré. Trop d’informations tue l’information comme on disait dans le temps. Il serait également judicieux de rappeler que la première chose que l’on apprend en école de cinéma est qu’il est toujours plus intelligent de suggérer que d’expliquer. Surtout quand on s’attaque à un genre aussi complexe que le fantastique, celui-ci ne survivant pas à l’absence de mystère. La séquence du disque, analysée plus haut, échappe subrepticement à cette tyrannie du texte, et permet du coup une infinité de conjectures possibles. Mais pour le reste, nous sommes obligés de nous en remettre à ce que veulent bien nous expliquer les personnages, l’image étant entièrement soumise à leur logorrhée. Lorsqu’un personnage dit qu’un montre apparaît, un monstre apparaît, fin de l’histoire, aucun suspense. Triste, quand on sait que Burton s’était justement fait une place non par son art du dialogue (il n’est jamais scénariste de ses films) mais par sa capacité à composer des images fortes qui se suffisaient à elles-mêmes.
Mais cet échec permet de mettre en avant toute la complexité de l’art de l’écriture : le dosage entre exposition et caractérisation. La caractérisation par le dialogue est beaucoup plus complexe. Ce sont ces phrases prononcées par les personnages qui n’apportent rien de concret à l’intrigue, mais les définissent en tant qu’humain. Les exemples ne manquent pas, que ce soit les mafieux de Scorsese qui parlent longuement de la meilleure façon de cuire les pâtes ou les truands de Tarantino qui analysent les paroles de Like a Virgin autour d’un café. Cela ne fait aucunement avancer le shmilblick, mais ça crée une empathie entre les spectateurs et les héros qu’ils devront suivre pendant tout le film. Ici, nous aurons réussi à retenir une seule réplique de ce type, celle où Emma, la fille volante, dit à Jacob « il te faut une cravate » avant d’aller dîner avec les autres. Une phrase tout à fait anodine certes, mais qui montre rapidement un début de flirt entre les deux personnages, le besoin de la jeune fille de faire ressembler Jacob à son grand père (qui était son premier amour), ainsi qu’un automatisme d’imposer au jeune homme des codes d’une époque qui n’est pas la sienne (s’habiller bien pour dîner). On part loin dans l’analyse ? Peut-être bien. Toujours est-il que les possibilités d’interprétation de cette phrase banale sont infiniment plus grandes que « Il s’est fait manger les yeux ! ». Que pouvons-nous interpréter là-dedans de plus que : c’est franchement pas de bol.
Une certaine tendance de la « teen-fantasy »
Il serait facile d’en vouloir uniquement à Tim Burton. De lui reprocher de ne pas avoir su doser son scénario pour étoffer correctement ses personnages, ceux-ci se contentant de défiler à l’écran sans susciter chez nous aucune empathie. Malheureusement ce souci de la surexposition par le dialogue ne date pas d’hier. L’un des reproches le plus souvent adressé aux premiers Harry Potter est par exemple le rôle de Ron Weasley qui passe pour un idiot à force de commencer toutes ses phrases par « mais pourquoi… ». Soit le personnage pose des questions sur tout et n’importe quoi, amenant ainsi une réponse directe des deux autres protagonistes, soit il explique un élément de l’univers et ce afin de rassurer les fans du bouquin quant à la fidélité de l’adaptation (compilation de données encore et toujours). Là est peut-être finalement le problème. Si adapter fidèlement un livre en totalité est quasi impossible, le moindre écart avec le matériau d’origine risque d’être vu comme une trahison par un certain public. Cet équilibre étant difficile à tenir, on ressent parfois la panique des producteurs face au fan énervé quand certains personnages alignent les répliques référencées, mettant en avant des éléments du livre pas toujours utiles à la progression dramatique. Par exemple, la scène du « rappelle-tout » dans le premier Harry Potter. Les lecteurs du livre sont contents, mais les simples spectateurs se demandent encore quelle était donc l’utilité de cet artefact fantastique (dans la quête de la pierre philosophale entendons-nous bien). Mais prenons plutôt des exemples de véritables échecs, car en plus d’être parmi les pionniers, cette saga peut encore être qualifiée de réussite du genre.
En 2007, New Line tente de porter à l’écran la superbe trilogie À la croisée des mondes (His Dark Material) de Phillip Pulman. Arrive donc dans les salles le premier opus d’une future trilogie à succès, La boussole d’or (Les royaumes du nord/Northen Light dans sa version papier). Avec son casting de stars (Daniel Craig, Nicole Kidman, Ian McKellen, Sam Elliot et Christopher Lee en tête) le film avait toutes les cartes en mains pour être un hit, ce fut un flop et le reste ne fut jamais adapté. Les principaux reproches faits au film s’articulèrent autour de la non fidélité au roman, particulièrement la disparition du discours anticlérical, pour ne pas froisser la foi de l’actrice principale. Peu en revanche ont souligné la pauvreté des dialogues, ceux-ci étant majoritairement de l’exposition. Déjà à cette époque le film s’ouvrait sur la voix off de l’héroïne qui expliquait bien au spectateur qu’elle vivait dans une autre dimension où les humains vivent avec un animal totem (les daemon) sorte de projection de leur subconscient. Deux éléments majeurs de l’intrigue qui étaient découverts progressivement par le lecteur dans le roman sont ici exposés d’entrée de jeu, brisant ainsi tout le plaisir de la découverte (surtout que la présence de dimensions parallèles était en fait le twist final du premier livre – donc ce n’était pas très malin). Durant le reste du film, les personnages nombreux apparaissent monolithiques, n’ouvrant la bouche que pour dérouler une intrigue à l’origine passionnante mais qui ennuie profondément. Sept ans plus tard, peu de temps après la folie Twillight, Mark Waters (réalisateur de Lolita malgré moi) signe l’arrêt de mort des teen movies vampiriques avec Vampire Academy, d’après la série de Richelle Mead. Encore un faux départ pour une saga qui devait atteindre des sommets, et encore une introduction en voix off qui tente en un temps record de faire rentrer dans la tête du spectateur une mythologie relativement dense (l’opposition entre gentils et méchants vampires, le but d’une école pour vampires etc..). Les exemples de ce type ne manquent pas. Nous aurions pu citer également L’assistant du vampire (2009) Sublimes Créatures (2013), The Mortal Instrument (2013) ressuscité récemment en série télé, Percy Jackson (2010)… Toutes des œuvres littéraires relativement denses, avec probablement un fond intéressant, ayant conquis un public large (vous excuserez le rédacteur de ne pas avoir tout lu pour s’en assurer), sacrifiées sur l’autel de la simplification à outrance.
Le point commun entre toutes ces tentatives est donc celui-ci : les cinéastes s’effacent invariablement derrière un scénario écrit à la va-vite et validé par les studios pour plaire aux fans. Ils ne prennent pas le risque de faire sauter quelques répliques pour favoriser l’unité visuelle de l’ensemble ou tenter de faire passer des informations par l’image. Le film n’en est finalement plus un, il n’est que l’illustration d’un texte déjà écrit et récité platement par les comédiens. Le seul contre-exemple qui nous vient en tête serait peut-être le premier Hunger Games réalisé par Gary Ross, qui offre une extension intéressante au livre en faisant le choix d’aller dans l’envers du décor, mais certains ayant crié à la trahison, les suites ne se sont pas gênées pour revenir dans un giron plus confortable (donc de l’exposition à outrance). C’est un constat bien triste car il s’agit d’une véritable négation du pouvoir de l’imagination, tant pour le cinéaste que pour le spectateur. D’autant que ces films s’adressent plutôt à un jeune public. Et supposer ainsi que les enfants préfèrent de longues répliques explicatives à des images fortes c’est plutôt curieux. Mais c’est ainsi, et tant que cette hégémonie du discours d’exposition perdurera, il sera difficile de croire que ces films nous prennent pour autre chose que des ahuris incapables de lier une image à une autre.
La critique du film Miss Pérégrine et les enfants particuliers