L’Etang raconte l’histoire de Fritz, un adolescent maltraité par sa mère qui simule une noyade pour regagner son amour. Voilà tout un programme que Gisèle Vienne transcende par une mise en scène déroutante, plastique et d’une étrangeté sans cesse renouvelée, d’après un texte de Robert Walser. Le corps, sans cesse contredit par le texte et inversement, est maître en ces lieux, comme pour offrir aux spectateurs des voix, des âmes qui sont multiples, jamais figées. Un récit porté par deux grandes actrices : Adèle Haenel et Henrietta Wallberg, et qui s’est joué entre 2019 et le 15 mai 2022 pour une dernière au théâtre Nanterre-Amandiers. La pièce sera de nouveau jouée à Cergy-Pontoise les 2 et 3 juin.
Corps
La scène est blanche, clinique, comme une boîte hermétique. La musique s’élève alors que nos yeux se promènent sur des mannequins, très réalistes, posés sur scène. Ils semblent figés dans un instant, une chambre d’adolescent, une fête mal terminée. Sont-ils vivants? A quel instant du récit sommes-nous ? Nos yeux de suite sont attirés par une tache au sol, rouge, comme du sang. Bientôt, un homme vient précautionneusement récupérer chaque corps-poupée qui quitte alors la scène à peine découvert. Une musique s’élève, de plus en plus forte. Soudain, nos cœurs se figent, un corps vivant entre sur scène, lentement, sans parole. Le corps habite la scène, la traverse, sans empressement. Un autre corps bientôt suit le premier, lui aussi comme ralenti, empêché. La scène prend alors une allure de fantasme comme une recréation d’un récit qui s’est déjà produit, sans nous. Une voix s’élève soudain: « J’aimerais mieux être nulle part plutôt qu’ici », c’est dit. La suite ne sera pas un flot de paroles où le texte est roi, car ici les comédiennes sont reines, leur corps surtout, impressionnant de variations, de danses et de prolongements sans cesse renouvelés entre la musique, la scène et les mots.
Multiples
Ce qui suit est une véritable expérience, deux actrices pour de nombreux rôles. Adèle Haenel est d’abord Fritz, le personnage central, mais aussi Paul et Klara (respectivement frère et sœur de Fritz), ses amis, quand Henrietta Wallberg donne sa voix aux parents (deux mères surtout). Cette idée prend tout son sens et s’avère limpide tant chaque voix se distingue de l’autre tout en gardant la particularité d’être la voix d’Adèle aussi, ou la voix d’Henrietta. Les corps sont présentés pour ce qu’ils sont, mais aussi pour ce qu’ils peuvent devenir sur scène. Les actrices bougent autant qu’elles parlent, plus qu’elles ne parlent même. On pourrait les croire figées, statiques, mais elles ne font que bouger, même imperceptiblement. A l’image des « neuf visages » de Klara évoqués par Fritz à la fin de la pièce. C’est un mouvement permanent, une torsion qui s’offrent à nos yeux. Toute la mise en scène – souffles, lumières, musiques – concourt à nous donner accès à l’intériorité torturée des personnages. Ce ne sont pas mots qui vont ici « signifier » mais tout un ensemble de mouvements du corps, de couleurs, de bruits. On garde ainsi en mémoire le sifflement dans la forêt qui entoure l’étang. Un étang qu’on ne voit jamais mais qui n’a jamais été aussi prégnant pourtant. On le ressent aussi fort que dans la chanson de Noé Prescow :
« D’en-dessous voyez-vous
vous les yeux de l’étang
est-ce que j’irai au bout
de qui je suis vraiment ?
mais pourquoi le ferais-je ?
qui suis-je secrètement
serais-je un adversaire ?
éternellement…
éternellement… »
Pas le temps de se reposer, dans cette chambre d’ado qui n’a rien du refuge tant imaginé ou vécu par les spectateurs.
Performance
La géographie théâtrale est bouleversée, le corps est maître au-delà des mots. Ces derniers sont dits et audibles, on comprend les enjeux, les conflits et nœuds qui se nouent entre les personnages, mais l’essentiel est ailleurs. On est tour à tour chez Pina Bausch (mais encore plus épuré) ou du côté d’une performance théâtrale à la Laurent Poitreneau dans Un mage en été (mis en scène en par Ludovic Lagarde en 2011). Gisèle Vienne va plus loin, elle donne accès à tous les corps à corps, même les plus gênants, douloureux, parce que violents, érotiques, dangereux. La véritable force de la pièce est qu’elle parle au corps du spectateur autant qu’à son intellect. La vérité des mots est surpassée par la prégnance du corps, bourreaux et victimes parlant par le même corps, par le biais d’une même voix. L’idée est de déranger le spectateur non pas pour faire spectacle, mais pour faire ressentir. Les émotions ne viennent pas de nulle part, mais elles arrivent à nous sans filtre. Le texte convoque une confusion des sentiments, entre la détresse adolescente de Fritz, la sensualité (souvent dangereuse) qui se dégage des corps, de l’humour et surtout une dose d’opposition aux convenances que Fritz dézingue dès les premières secondes du texte: « A quoi sert un tel savoir-vivre ? ».
« Le dominé, apparemment sage, y est réellement subversif. Il connaît toujours si bien les règles, mais les renverse, n’arrive pas à les suivre ou, plus souvent, ne le souhaite pas, les critique en faisant semblant de les suivre [….] la mise en scène se doit d’interroger l’ordre justifié par une norme, celle, formelle, du théâtre et de la famille […] L’Etang à travers ses fissures, s’ouvre au jeu des abîmes et du chaos ». Cette déclaration de Gisèle Vienne (propos recueillis par Vincent Théval pour le festival d’automne à Paris en 2019 et présentés dans le livret d’accompagnement du spectacle), est la lettre d’intention d’un spectacle intense qui renverse les codes tout en faisant théâtre avec corps, texte, lumières et scène.
Cadeau
La pièce est un cadeau, parce qu’elle est un accès à l’intériorité de personnages tour à tour dominés et dominants, qu’elle renverse les rapports de force. Ils ne sont jamais dans l’affrontement direct, mais dans l’image de cet affrontement, on imagine ainsi le corps de Fritz entrer dans l’eau, alors que, d’après Klara, « Il n’est même pas mouillé ». Un cadeau aussi parce que L’Etang est d’abord un texte de Robert Walser offert à sa sœur, écrit en dialecte à l’inverse de tous ses autres textes, ce qui le rend spécial, précieux. Il s’agit d’un texte découvert posthume (mais un des premiers écrits par l’auteur) déroutant, à la frontière entre réalité et recréation. C’est ainsi que le récit qui se déploie sous nos yeux est autant vécu par les personnages à travers les corps des deux actrices, que déjà terminé. A la fin d’ailleurs, Fritz refait les histoires, mais en choisissant les protagonistes (un couteau, une fourchette, une cuillère, des échos aux repas de famille du début).
On y découvre aussi un renversement des rapports entre les personnages, une étreinte brisée certes, mais une étreinte tout de même entre mère et fils. Dans le texte original de Robert Walser, mère et fils vont chercher du vin à la cave à la fin du récit. Chez Gisèle Vienne, c’est une dernière image dans le décor de la chambre – prêt de la tache devenue étang, puis devenue aussi tache d’encre (pour se raconter) – qui se fige devant nos yeux. Les corps se sont déployés, ont été là, présents, tout autant vivants que presque morts. Les corps sont offerts aux regards, mais se regardent aussi, ce n’est rien de plus que désire Fritz : pouvoir sentir qu’il existe et qu’il n’est pas « nulle part ». A travers le corps et l’immense performance d’Adèle Haenel, autant dire que c’est chose faite et bien plus encore qui traverse le spectateur et le laisse épuisé, mais époustouflé quand la lumière s’éteint et que le noir remplace la blancheur clinique de la chambre.
Teaser : L’Etang
Nb : l’actrice dans l’extrait n’est pas Henrietta Wallberg mais Ruth Vega Fernandez, en revanche il s’agit bien d’Adèle Haenel.
Fiche technique : L’Etang
Un garçon se sent mal aimé par sa mère. Il va simuler un suicide pour tester le degré d’amour maternel. Un geste redoutable. Un geste de provocation ? Ce court texte de jeunesse de l’écrivain suisse Robert Walser évoque le doute, le trouble, le désir, les rapports incestueux. Gisèle Vienne s’en empare pour sculpter les failles des émotions humaines d’où jaillissent les sentiments contraires.
Conception, mise en scène, scénographie, dramaturgie : Gisèle Vienne
D’après l’œuvre de Robert Walser
Adaptation du texte : Adèle Haenel, Julie Shanahan, Henrietta Wallberg en collaboration avec Gisèle Vienne
Interprètes (lors des représentations au théâtre Nanterre-Amandiers en mai 2022) : Adèle Haenel, Henrietta Wallberg
Lumières : Yves Godin
Création sonore : Adrien Michel
Direction musicale : Stephen F. O’Malley
Durée : 1h25
Production : DACM/ Compagnie Gisèle Vienne