L’artiste plasticien vidéaste Germain Huby publie aux éditions Delcourt Vivons décomplexés, une bande dessinée regroupant des histoires autonomes composées d’une seule planche, où le cynisme et le désenchantement à l’endroit du genre humain s’imposent comme un puissant liant.
La crise du coronavirus a agi comme un puissant révélateur. Sur les réseaux sociaux, la désinformation a atteint un point culminant, les jugements à l’emporte-pièce n’ont cessé de fleurir, les raccourcis simplistes ont supplanté les démonstrations étayées et l’égoïsme a fait naître des lignes de fracture durables, opposant notamment les jeunes et les plus âgés ou le secteur marchand et le milieu hospitalier. Dans Vivons décomplexés, Germain Huby ne s’y trompe pas : il s’appuie sur la crise sanitaire pour portraiturer avec ironie un adolescent taxant ses parents d’égoïsme sous prétexte qu’ils l’empêchent de se rendre à un événement public (sa grand-mère, à risque, vit sous le même toit) et il pose un regard tout aussi sarcastique sur ces journalistes s’offusquant des rayons vides dans les supermarchés alors même qu’ils ont une part évidente de responsabilité dans l’instauration d’un climat anxiogène poussant les gens à faire des réserves.
C’est dans un registre absurde, et souvent au bord de la caricature, que le scénariste et dessinateur français effeuille plusieurs thématiques très actuelles : le harcèlement en rue, le racisme, le capitalisme, les violences policières, le sexisme, les enfants rois… En lisant Vivons décomplexés, il est difficile de ne pas songer aux sketchs de Dino Risi ou de Damián Szifron, tant la concordance est grande dans le point de vue adopté vis-à-vis de la société et des interactions sociales. On retrouve ainsi page 31 un écho à « La Victime » (Les Monstres, 1963) ou page 43 une variation autour du thème qui sous-tend « La Bonne Éducation » (idem). Ce qui rend souvent les histoires de Germain Huby si efficaces, c’est l’absence manifeste de dissonance cognitive dans le chef des protagonistes. On peut ainsi, sans sourciller, s’émouvoir devant un drame social (qu’on aurait aimé admirer en noir et blanc) tout en se réjouissant de voir des policiers expulser une famille pauvre logée de l’autre côté de la rue. Ou refuser de chercher du travail… pour ne pas payer de cotisations qui profiteraient à des chômeurs « qui n’en foutent pas une rame de la journée ».
La satire sociale se porte aussi sur les télétravailleurs dépassés par la double charge constituée de leur emploi et de leurs enfants, sur ces repas de famille où des oncles enivrés passent leur soirée à râler sur tout et n’importe quoi, sur ces reportages où la parole de la boulangère du coin prévaut sur celle des spécialistes, sur les patients prescripteurs, qui se confondent de plus en plus avec leur médecin (ce que la lecture de la planche en question laisse suggérer très habilement, en jouant sur l’identité respective des deux protagonistes), etc. Il est intéressant de noter avec quelle facilité Germain Huby parvient à planter un décor, à instaurer un contexte propice aux interactions sociales accidentées, puis à exposer ses personnages sous une lumière caustique.
Enfants, parents, journalistes, politiques, échangistes, collègues, policiers, touristes, professeurs : tous sont mis en scène dans Vivons décomplexés de manière à révéler des situations sociales de plus en plus fréquentes : un cours sur la liberté d’expression dont on sait à l’avance qu’il débouchera sur des plaintes de parents et des commentaires désobligeants sur les réseaux sociaux, des villes historiques assiégées par les touristes au point de se muer en stations balnéaires, des allocutions présidentielles pensées comme des mises en scène hollywoodiennes, des possédés croyant posséder… Au bout de l’album, on ressent comme un vague sentiment de misanthropie. Facétieux et contagieux.
Aperçu : Vivons décomplexés (Pataquès/Delcourt)
Vivons décomplexés, Germain Huby
Pataquès/Delcourt, mars 2021, 56 pages