Tchesme-avis

« Tchesmé » : chronique de guerre

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Avec Tchesmé, Jean-Yves Delitte revisite l’une des plus grandes batailles navales du XVIIIe siècle, mettant en lumière l’imprévisible défaite ottomane face à la flotte russe. L’auteur décrit les rouages d’une guerre inattendue, marquée par des alliances précaires, des stratégies complexes et une surprenante maîtrise maritime russe. 

La guerre russo-ottomane qui éclate en 1768 n’est pas le fruit d’une volonté belliqueuse des protagonistes, mais le résultat d’un enchaînement complexe de tensions géopolitiques. Depuis la guerre de Sept Ans, la Russie de Catherine II nourrit un rêve d’expansion vers la mer Noire, toujours sous domination ottomane. Cependant, le royaume polonais, en proie à de violents conflits internes, accapare l’attention russe, reléguant temporairement les ambitions méridionales de la tsarine. L’étincelle de cette guerre surgit lorsqu’un groupe de cosaques ukrainiens, sous la coupe de la Russie, pille une ville ottomane. Considéré comme un casus belli par la Turquie de Mustafa III, cet incident déclenche une guerre que ni les Ottomans ni les Russes n’avaient planifiée. En choisissant de s’appuyer sur cet acte isolé, Jean-Yves Delitte illustre les conséquences souvent disproportionnées d’événements anecdotiques, un thème cher aux historiens qui voient dans cette bataille l’effet d’un « battement d’ailes de papillon ».

Dans Tchesmé, Jean-Yves Delitte montre les tactiques militaires adoptées par les deux puissances. Les Russes, sous les ordres de la tsarine Catherine II, peinent à maintenir un blocus efficace en mer Égée. Chaque tentative de confrontation se solde par une fuite des forces ottomanes, qui préfèrent éviter l’affrontement direct. Cependant, cette stratégie ottomane d’attente est compromise lorsqu’ils se retrouvent acculés dans un chenal, face à une flotte russe résolue et prête à en découdre. La bataille de Tchesmé, qui éclate en juillet 1770, prend alors l’allure d’une lutte désespérée pour les Ottomans. Les Russes, malgré leur infériorité numérique, réussissent à anéantir une flotte ottomane bien plus puissante grâce à des tactiques d’attaque audacieuses et l’utilisation stratégique de brûlots. Delitte met en scène cette confrontation avec réalisme et ce qu’il faut de spectacle.

Par les yeux d’un officier, le lecteur découvre les conditions de vie éprouvantes à bord, les craintes et les espoirs des marins et l’horreur des combats en mer. Ce choix narratif permet d’humaniser le récit et de rappeler que derrière les chiffres des batailles se cachent des destins individuels, en prise directe avec des événements décidés par d’autres. L’impact émotionnel des scènes est accentué par la précision graphique de Jean-Yves Delitte, dont le savoir-faire n’est plus à démontrer. Peintre officiel de la Marine belge, il déploie dans Tchesmé un souci du détail qui confère à l’œuvre une authenticité rare. 

En explorant les enjeux stratégiques et les expériences individuelles de la bataille, il permet au lecteur de saisir les multiples facettes de ce conflit oublié, tout en rendant hommage aux marins et soldats qui en furent les acteurs. L’œuvre de Delitte rappelle que chaque bataille, au-delà des victoires et des défaites, est d’abord une tragédie humaine. C’est finalement tout un pan des relations tumultueuses entre la Russie et l’Empire ottoman qui ressurgit, une rivalité marquée par des ambitions territoriales et des alliances fragiles… Que certains ont payé au prix fort. 

Tchesmé, Jean-Yves Delitte 
Glénat, novembre 2024, 56 pages

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