Les éditions Delcourt publient Retour à l’Éden, du scénariste et dessinateur espagnol Paco Roca. Ce dernier décide de narrer, par le biais d’une photographie, le destin de sa famille maternelle.
À la base, il y a une photographie relativement banale, immortalisant une famille (incomplète) sur une plage espagnole, probablement à la fin de l’été 1946. Ce cliché, chargé d’histoire, idéalisé, revêt une importance telle qu’Antonia, désormais au crépuscule de vie, se referme sur elle-même après sa perte. Pour Paco Roca, ce souvenir jauni par le temps est un prétexte et un point d’ancrage à partir duquel il va raconter la guerre civile espagnole, ses divisions, ses conséquences tragiques, ses pénuries, ses marchés noirs, ses morts et ses survivants broyés par l’indigence ou le désespoir. Mais avant tout : une famille espagnole, la sienne, celle de sa mère en tout cas, à une époque où le machisme demeure de bon ton, où les femmes font l’objet des pires conservatismes, où les enfants travaillent tôt, les adultes trop, et tous deux pour un salaire de misère.
Franco cherche à s’allier les sympathies des fascistes, et notamment d’Hitler. Il s’oppose à la Seconde République espagnole. Les « Rouges » sont chassés des rues, et même des maisons. Les produits de première nécessité viennent à manquer, et pour cause : les producteurs conservent jalousement une partie de leurs produits pour les revendre ensuite à meilleur prix sur le marché parallèle. C’est dans ce contexte qu’Antonia grandit. Neuf personnes vivent, ou plutôt vivotent, sous le même toit. Son père Vicente a la main lourde. Il occupe un emploi de subalterne dans un atelier de robinetterie, sous le patronage de son petit frère Francisco, qui réussit mieux que lui dans la vie. Pepito, le dernier de la famille, travaillera un temps avec lui. Antonia, elle, a faim. Constamment. Comme toute l’Espagne, ou presque.
Tout en horizontalité, Retour à l’Éden est plus amer que doux, mais il semble cependant tirer de certains pans familiaux de quoi contrebalancer les privations et désespoirs nés de l’Espagne franquiste. Bien que marquée par la maladie de sa mère Carmen, par l’histoire maritale difficile de sa sœur Vicentita, par les rigidités sociales espagnoles, Antonia va trouver refuge dans un espace familial lacunaire mais réconfortant, une dualité qui va aboutir à l’idéalisation d’une photographie à la fois anodine et précieuse, essentiellement de par la symbolique qu’elle supporte. Dense, généreux en reliefs humains, doué de sensibilité, Retour à l’Éden est un album émouvant et de très bonne facture.
Retour à l’Éden, Paco Roca
Delcourt, octobre 2022, 184 pages