Avant de faire partie de la sélection officielle du festival d’Angoulême 2023, cet album était mis en valeur au festival BD de Colomiers (novembre 2022) où son auteur, le Croate Miroslav Sekulic-Struja faisait partie des invités. Lors d’un atelier, l’œuvre fut commentée en présence du dessinateur.
L’album est centré sur Petar, personnage (partiellement autobiographique) qui a tendance à errer dans le monde en ayant du mal à y trouver sa place. On le sent régulièrement ailleurs, plus ou moins perdu dans ses pensées. Ses proches considèrent que, pour lui, l’essentiel tenait à l’écriture. Ce qui amène d’emblée à évoquer la façon dont l’album (le récit) est construit. Si on voit Petar évoluer de façon chronologique, c’est uniquement parce que l’auteur préfère sans doute éviter qu’on se perde. En effet, dès le début, on se demande qui tient la narration, car du texte commente des images sur lesquelles aucun personnage n’apparaît (sauf un cycliste anonyme sur le premier dessin). On finit par comprendre que, sur ces huit premières planches, c’est Liza qui s’exprime. Ensuite, la parole revient à Petar pour évoquer la période qu’il passa à l’armée, mais d’autres narrateurs interviennent ensuite. À l’armée, on commence à sentir Petar un peu ailleurs, même s’il reconnaît qu’il n’y était pas si mal. Cette partie se termine par son retour à la vie civile qui le voit prendre le train pour rentrer dans sa ville où il n’a aucun plan particulier (il ne compte pas reprendre son poste à la ferronnerie). Le personnage commence à prendre consistance quand on se rend compte que son appartement est squatté (personne ne l’attendait ce jour-là) et que, régulièrement, une foule d’inconnus vient y faire la fête. Il finit par devenir aide-cuisinier dans un grand hôtel jusqu’à sa fermeture. Ensuite, les temps apparaissent dans toute leur dureté. Heureusement, tout cela est compensé par la présence de Liza, charmante brune croisée deux fois par hasard avant de faire vraiment sa connaissance dans un vidéo-club. Ils s’aperçoivent qu’ils vivent dans le même immeuble et que Liza est la personne qui, par mégarde, arrose régulièrement Petar quand il contemple la ville de son balcon (très contemplatif, notre Petar). Rapidement, ils décident d’emménager ensemble dans un appartement de l’immeuble d’en face. C’est donc la meilleure période de Petar, très amoureux de cette jolie danseuse qui apporte un vrai rayon de soleil dans sa vie. Mais ils ont du mal à s’en sortir, tombent dans la misère et des conditions de vie sordides, jusqu’au moment où Liza décide de prendre la tangente. La mélancolie de Petar (âme slave typique me semble-t-il) prend alors le dessus. Concrètement, quand son moral est au plus bas, il broie du noir et se retrouve au fond du trou (ce que le dessinateur s’arrange pour représenter effectivement). Il se replie donc sur lui-même au lieu de se mettre en pétard…
Que penser de cet album très particulier ?
Un roman graphique (172 pages) complètement hors normes et traduit du croate. Son auteur (dessinateur, scénariste et coloriste) est du genre bonne pâte et peu loquace (il vit désormais en France mais a du mal avec la langue), qui se révèle étonnamment poète et semble se méfier d’éventuelles récupérations. En effet, son œuvre ne donne aucun repère spatio-temporel précis : ni lieu ni date, même si nous sommes forcément quelque part en Europe centrale entre les XXe et XXIè siècles. Les décors donnent quelques indications. En particulier, on note que l’auteur se concentre sur de nombreux détails, des objets en particulier. Avec un humour personnel (du genre désespéré), il s’attache à nous faire sentir une ambiance, avec des lieux où beaucoup de monde se croise. À part l’hôtel où Petar travaille un temps, l’ensemble respire surtout le dénuement matériel. On pénètre régulièrement dans des habitations encombrées d’objets hétéroclites dont personne ne se soucie. Finalement, la seule touche de vraie clarté (qui vient illuminer tout l’album), c’est l’amour qui rapproche Petar et Liza. Il culmine dans une scène où on les voit assis côte à côté, chacun sur une chaise, et où ils regardent devant eux. La scène se transforme insensiblement en un moment hors du temps où ils se retrouvent (vignette unique sous la forme d’un gros carré) comme en lévitation dans un ciel d’une grande pureté (comme leur amour), à regarder au loin comme si leur avenir se présentait aussi lumineux que le soleil. Cette vignette rappelle l’univers de Magritte (à opposer peut-être aux vignettes de lieux envahis par la foule comme dans certaines toiles de James Ensor). L’atmosphère générale de l’album rappelle un peu celle des meilleurs films d’Emir Kusturica.
Plus en détail
Quelques dessins de lieux en extérieur occupent une page entière (sans bords) voire même une double page, fourmillant de détails et de couleurs. L’illustration de couverture en donne un bon exemple. D’ailleurs, sur ce dessin on observe un avion et des grues, détails récurrents dont on sent à la fin qu’ils symbolisent l’évolution rapide du monde, une évolution qui ne fait qu’accentuer le décalage de Petar avec la réalité. Donc, même si l’auteur évite de trop situer son récit, il laisse entendre que tout va trop vite (perte d’humanité) et que seul l’amour compte vraiment. L’aspect poétique ressort sur une péripétie typique de la personnalité de Petar : un ancien ami lui laisse une silhouette grandeur nature de lui-même qui finira par s’envoler sur un coup de vent, survolant la ville comme si Petar, impassible et mutique contemplait les changements opérés pendant son absence (comme militaire). Enfin, ce qu’on peut reprocher à cet album, c’est son scénario qui a tendance à s’éparpiller (malgré une inventivité certaine dans l’art de la narration) et surtout un dessin que je qualifierais d’un peu raide. L’auteur s’attache à soigner de nombreux détails, mais il se révèle peu à l’aise pour rendre compte des mouvements. Par contre, il se montre très inventif pour décrire de multiples personnages très différents physiquement.
Petar & Liza, Miroslav Sekulic-Struja
Actes Sud BD, février 2022