Dans Meschugge, les Danois Benni Bodker et Christian Hojgaard nous donnent à voir une fresque complexe du Copenhague du début des années 1900. Paru aux éditions Glénat, l’album suit les tribulations d’une dactylo envoyée sur le terrain par le magistrat qui l’emploie et se démenant pour résoudre une série de meurtres mystérieux. En toile de fond : les thématiques sensibles de la marginalisation ethnique, la prostitution, la corruption, et l’héritage prégnant de Jack l’Éventreur.
Copenhague, capitale danoise et ville pittoresque à l’architecture somptueuse, devient le théâtre de meurtres macabres qui font écho aux sinistres exploits de Jack l’Éventreur à Londres. L’intrigue de Meschugge gravite autour d’une héroïne qui s’ignore, devenue l’agent de liaison entre les Institutions et les strates sociales du ghetto. Nathansen est confrontée à un milieu familial étouffant, qui préférerait la voir se réaliser par un mariage fructueux plutôt que par le travail. Elle ne l’entend cependant pas de cette oreille et accepte d’enquêter, pour le compte d’un magistrat, dans les bas-fonds de Copenhague.
Le ghetto, véritable plaque tournante de l’intrigue échafaudée par Benni Bodker, est dépeint avec mépris comme un endroit nauséabond et insalubre, un pot pourri de cultures – des émigrés venant de Varsovie, de Lituanie, d’Ukraine. « Pour eux, le ghetto grouille d’Orientaux et de criminels anarchistes », « les journaux disent que le sang étranger n’est pas un atout pour nous », « ils sont primitifs, ils manquent de culture et d’hygiène ». La présence de Nathansen dans ces quartiers paupérisés et laissés-pour-compte ne passe d’ailleurs pas inaperçue : on la regarde en chiens de faïence, on refuse de lui adresser la parole. « Si vous restez trop longtemps dans le ghetto, vous serez engloutie par la fange », la prévient-on. Pourtant, à force d’insistance, la jeune femme va découvrir une autre facette des lieux…
Christian Hojgaard, par son talent graphique, parvient à donner une dimension anxiogène à ce Copenhague de 1905. L’expressivité de chaque visage, chaque scène, sert d’écho aux émotions complexes qui animent les personnages. L’esthétique déployée rend justice à la densité de la trame narrative, enveloppant le lecteur dans une ambiance sombre et lourde. Il faut dire que les révélations de Nathansen ne sont en rien réjouissantes : non seulement les meurtres sont ritualisés, mais elle tient pour acquis que quelqu’un fait le ménage derrière elle, peut-être pour dissimuler les activités de la Brigade de mœurs, soupçonnée d’exploiter et persécuter les habitants du ghetto, sur fond de prostitution et d’organisations criminelles.
Dans Meschugge, Bodker et Hojgaard dressent un portrait fascinant du Copenhague du début du XXe siècle, mêlant meurtres, intrigues politiques et marginalisation. La quête de vérité de Nathansen, en dépit des conventions et au cœur d’une ville gangrenée par le crime et la corruption, donne une couleur féministe à un roman graphique qui en est par ailleurs privé. Le rythme est haletant, l’héroïne attachante, le contexte d’une grande finesse. Alors qu’Alva dans la nuit a elle aussi produit son petit effet, force est de constater que la bande dessinée scandinave a décidément de beaux jours devant elle…
Meschugge, Benni Bodker et Christian Hojgaard
Glénat, septembre 2023, 144 pages