Ligne-de-fuite-avis

« Ligne de Fuite » : quand Robert Cullen brode autour de l’absence

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans Ligne de Fuite, publié par les éditions Blueman, Robert Cullen signe ses véritables débuts dans la bande dessinée avec un album d’une grande personnalité. Composé de trois récits graphiques indépendants, ce dernier aborde des thèmes tels que l’espoir, la peur et la mémoire, à travers des personnages ordinaires confrontés à l’extraordinaire – dimension au demeurant très hitchcockienne. 

Le Tour de la disparition

Le premier récit de cet album, Le Tour de la disparition, se déroule dans l’Angleterre des années 1970, à Blackpool. Robert Cullen y dépeint le quotidien difficile de Cathleen, une jeune danseuse au Winter Garden Dancing. Désespérée après un cambriolage, elle saisit une opportunité inattendue : devenir l’assistante d’un magicien, malgré des rumeurs inquiétantes sur la disparition mystérieuse de ses prédécesseurs. Cette histoire est ancrée dans une bichromie élégante de noir, blanc et vert-de-gris, lui conférant une atmosphère particulière, qui joue beaucoup sur la lumière et souligne la tension entre le fantastique et la réalité sociale. L’auteur réussit à rendre palpable le point de rupture entre une existence ordinaire et l’inconnu, tout en maniant en clerc ses effets.

Perdre corps

Dans le deuxième récit, Perdre corps, Robert Cullen nous transporte dans les années 1990 à Vancouver, où il aborde le thème du deuil avec une grande délicatesse. Après un tragique accident de voiture, une femme croit apercevoir sa fille décédée dans une autre enfant, qu’elle voit grandir. Ce récit, émouvant et introspectif, se concentre sur la façon dont la douleur de la perte et l’espoir illusoire peuvent altérer la perception du réel. On a affaire à un deuil inconsolable et à une maternité en souffrance, qui cherche à se projeter là où c’est possible. Robert Cullen met en lumière la puissance du déni et le désir viscéral de retrouver ce qui a été perdu. 

Sirène

Enfin, le troisième récit, Sirène, se situe dans les années 1980 à Édimbourg. Deux jeunes hommes tentent de cambrioler une maison, une sirène bouleverse leur plan. L’un des voleurs est heurté par une voiture ; il perd l’ouïe. L’autre s’échappe. Plusieurs décennies plus tard, cet homme, désormais âgé, découvre qu’il perçoit une gamme de sons différents, comme un appel irrésistible qui le conduit à un cimetière. Il y a là, manifestement, un abcès à crever. Ce récit, dessiné en bichromie grise avec une introduction progressive de la couleur, prend appui sur la métaphore sonore de l’appel de l’inconnu. Il s’agit d’une réflexion profonde sur la culpabilité et la redécouverte de soi après un évènement traumatique.

L’absence pour liant 

Ce qui relie ces trois récits, au-delà des différences de lieux et d’époques, c’est la manière dont Robert Cullen traite l’absence comme un fil conducteur, un thème qui s’impose comme le véritable cœur narratif de l’album. Que ce soit par l’absence d’une personne, d’une capacité ou d’une paix intérieure, l’auteur explore comment l’inattendu peut pousser un individu à se redéfinir. Chaque histoire commence avec une situation ordinaire ou familière avant de basculer brusquement dans l’imprévu et le fantastique, ce qui réoriente aussitôt la trajectoire des personnages, encapsulés dans des univers très cinématographiques.

Maîtrise

Un petit mot sur l’art visuel. Robert Cullen, ancien directeur de l’animation et réalisateur pour de grandes sociétés telles que Paramount, Cartoon Network, et Netflix, n’a rien d’un perdreau de l’année. Il maîtrise l’image, sa composition, son découpage, ses enchaînements et fait montre d’un sens de l’épure qui sert magnifiquement ses récits. À travers trois nouvelles qui s’entrecroisent thématiquement, il propose une réflexion poignante sur le deuil, le manque, la résilience, l’imprévisible. Ligne de fuite est en tout cas aussi déroutant que remarquable, et on le doit en grande partie à son inventivité scénaristique et à son ingéniosité visuelle. 

Ligne de fuite, Robert Cullen 
Blueman, août 2024, 128 pages

Note des lecteurs0 Note
5
Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray