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« Les Yeux doux » : réprimés, contrôlés

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Avec Les Yeux doux, Éric Corbeyran et Michel Colline façonnent un roman graphique qui explore avec acuité les travers d’une société dystopique où le consumérisme et le contrôle de masse ont pris le pas sur la liberté et l’humanité. Publié aux éditions Glénat, cet album de presque 200 pages s’appuie sur une esthétique rétro-futuriste et une narration inspirée des classiques de la dystopie tels que 1984 de George Orwell, Brazil de Terry Gilliam ou Metropolis de Fritz Lang. 

La société portraiturée dans Les Yeux doux est régie par trois impératifs fondamentaux : produire, consommer et contrôler. La liberté humaine ne s’exerce plus qu’à cette aune, si bien que loisirs et accomplissement personnel ont été remplacés par des usines de production tayloristes et des centres de surveillance foucaldiens. Les personnages évoluent ainsi dans un monde où l’individualité est étouffée par le travail à la chaîne et où l’illusion de liberté n’est maintenue que par la consommation de masse. Les « Yeux doux », système de surveillance omniscient, assure un contrôle permanent, tuant dans l’œuf toute velléité de rébellion.

Anatole, le personnage principal, est un employé modèle, récompensé mois après mois pour son dévouement et ses résultats. Il garnit les rangs des « Yeux doux » et passe ses journées à signaler tout comportement prohibé. Son existence monotone, son travail répressif sont le reflet d’une société où chacun est assigné à une tâche répétitive, qui contribue à un impensé collectif et à la perpétuation d’un système qui se nourrit de la résignation de ses citoyens. Tout cela n’est évidemment pas sans rappeler les sombres descriptions de 1984, où la liberté individuelle est constamment écrasée par une machine de contrôle omnisciente.

Malgré son apparente soumission, Anatole va contrevenir aux règles. Après avoir été le témoin d’un vol, duquel il rend compte immédiatement, il finit par se rétracter, en raison de sentiments naissants pour la coupable, Annabelle. Il efface les preuves du forfait et se met lui-même en danger pour cette jeune femme qu’il ne connaît pas – mais qui l’obsède. Ce basculement marque le début d’une introspection profonde pour Anatole, bientôt confondu, chassé de son poste et en fuite. Il est recueilli dans une ancienne gare de triage, dans laquelle vivent en communauté tous les rebuts d’une société coercitive et liberticide.  

Dans Les Yeux doux, Éric Corbeyran et Michel Colline dénoncent avec subtilité les excès du consumérisme et du contrôle social. L’Atelier universel, le Panier garni et les Yeux doux constituent les structures qui, respectivement, imposent des cadences infernales, contrôlent la consommation et scrutent la vie privée. L’éviction d’Arsène, le frère d’Annabelle, qui a perdu son emploi pour avoir interrompu la chaîne de travail, souligne d’ailleurs tôt dans l’album l’absurdité complète et la brutalité intrinsèque d’un système qui élimine ceux qui dévient de la norme. Le bannissement de certains objets, par exemple les cigarettes, rappelle l’environnement de contrôle strict dans lequel évoluent les personnages. Et la critique sociale se double rapidement d’une réflexion sur la réappropriation de soi et le désir de changement.

Par la voie de la dystopie, Les Yeux doux dit beaucoup de la société contemporaine. Éric Corbeyran et Michel Colline poussent à leur paroxysme contrôle social, consumérisme et résignation populaire, que seul le puissant désir de liberté de quelques-uns (en désaccord cependant sur les méthodes à employer) parvient à mettre à mal. Le roman graphique est une invitation à questionner et renverser les mécanismes qui nous oppriment. Et sa conclusion en démontre ironiquement l’extrême fragilité. 

Les Yeux doux, Éric Corbeyran et Michel Colline
Glénat, août 2024, 184 pages 

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