Dans Les Fantômes du Mont-Blanc, Phicil prend pour cadre les Alpes, en pleine Seconde Guerre mondiale. Dans une atmosphère suspendue entre réalité et rêve, au cœur d’une petite horlogerie, un chien, témoin muet mais essentiel, accompagne le fantôme d’une jeune femme en quête de ses souvenirs perdus. Parue aux éditions Delcourt, cette œuvre touchante redonne vie à une histoire personnelle qui fait écho aux traques et aux fuites des populations juives durant cette période sombre…
La force de cet album réside dans sa façon originale d’aborder le thème de la Shoah, en utilisant des éléments oniriques pour transmettre les horreurs du passé. Phicil choisit le prisme du fantastique pour narrer la souffrance et l’exil. Le personnage principal, un chien bernois, devient un narrateur singulier, observateur attentif et moins impuissant qu’il n’y paraît, dont les actions et réflexions permettent de restituer des fragments de vie révolue.
Au départ, ce sont de simples photos qui deviennent des portails où se réincarnent des moments du passé, qui offrent un accès direct aux traumatismes de l’héroïne, aperçue sur un cliché, et dont l’histoire d’amour a été interrompue tragiquement des décennies plus tôt, par l’arrivée des soldats nazis. En évitant un pathos boursouflé, le lecteur entre peu à peu en immersion dans l’univers intime de cette femme.
Phicil met en scène une histoire d’amour intense et éphémère, interrompue brutalement par la persécution des Juifs durant la Seconde guerre mondiale, d’abord en Allemagne, puis au sein des pays alliés. Ce lien amoureux, fragile et profond, accentue l’épreuve du déracinement et de la fuite. Les fantômes incarnent ici une mémoire collective marquée par les épreuves, les solidarités et les trahisons. L’horloger ne s’est jamais vraiment remis de sa peine ; son amour déçu n’est qu’une des nombreuses émanations d’un quotidien nappé d’horreur.
Les paysages des Alpes habillent élégamment le récit. L’auteur recrée fidèlement le village de Saint-Gervais-les-Bains. L’architecture locale, les grands hôtels, les paysages et les églises baroques de cette région servent de toile de fond à une histoire tourmentée. Le thème de l’amnésie traverse quant à lui le récit de bout en bout. Souvent, la perte de mémoire constitue une échappatoire aux souffrances indicibles. Le trauma occasionne l’oubli. Mais en l’espèce, c’est aussi un fardeau pour notre héroïne, qui cherche à se souvenir et à se reconnecter à un passé pourtant douloureux.
En explorant le village et en confrontant ses souvenirs, l’héroïne va en effet être confrontée à des lieux et des personnages insolites ; mais surtout, elle va effeuiller un climat de défiance envers les étrangers, la traque obstinée mise en place dans les nazis et leurs alliés, et la vulnérabilité de ces existences qui peuvent basculer dans la terreur d’une minute à l’autre.
Avec Les Fantômes du Mont-Blanc, Phicil réussit un roman graphique d’une grande sensibilité, où le fantastique et l’historique, les niveaux de réalité s’entrelacent pour donner une profondeur inédite au devoir de mémoire. La bande dessinée propose une réflexion subtile sur la guerre, la persécution, l’amnésie traumatique, entre émotion et gravité.
Les Fantômes du Mont-Blanc, Phicil
Delcourt, octobre 2024, 176 pages