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« L’Enfer pour Aube » : beau, littéraire, enlevé

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Premier tome de la série L’Enfer pour Aube, « Paris Apache » réunit le scénariste Philippe Pelaez et le dessinateur Tiburce Oger pour un album sophistiqué, s’inscrivant dans l’immédiat post-Commune de Paris.

Nous sommes en janvier 1903. La Commune de Paris a laissé des traces indélébiles. La France apparaît déchirée, scindée en classes sociales ne parvenant plus à se comprendre. Une narration très littéraire nous apprend que la plèbe se forme de « visages brunis par la crasse », de « mains jeunes et déjà calleuses », « peuple répudié » habitant « un dédale de planches vermoulues et de tôles percées ». Pour ceux qui s’estiment au-dessus de cette populace, il n’y a là qu’Apaches et communards. Et ces derniers sont peut-être les pires : « Ils ont incendié, pillé, saccagé ! Ils ont failli faire de la capitale un monceau de ruines… » D’un trait fin et somptueux, cantonné à un noir et blanc duquel ne s’extrait qu’un rouge ponctuel, Tiburce Oger peint ces bidonvilles parisiens dans lesquels les notables n’osent même plus mettre les pieds. Et pendant ce temps, Philippe Pelaez exprime les tensions exacerbées qui fracturent une France encore malade de sa Révolution.

C’est dans ce contexte qu’un conseiller du ministre des Travaux public, un inspecteur du Conseil général des Ponts et Chaussées et un élu municipal se trouvent visés par un attentat à la grenade perpétré dans un train. Eugène Flaquier, décrit comme un « Apache » sous prétexte qu’il est « né dans les quartiers populaires », interroge les témoins. Bientôt, on suspecte les Bretons, « premiers fournisseurs de nos tribunaux », « un cancer qui incube en ce moment même dans le ventre de Paris ». Engagés sur un immense chantier parisien, les migrants intérieurs ne sont pas épargnés par les jugements racistes et/ou à l’emporte-pièce. On décrit ainsi les Bretons, indispensables à l’économie parisienne, comme des « nègres blancs », à la fois « fourbes, sales, superstitieux et violents ». L’Enfer pour Aube radiographie sans fard une époque dreyfusarde rendue au dernier degré de l’indignité. Et c’est précisément pour la confondre, et même la briser, qu’un mystérieux justicier sème la mort et le chaos sur sa route. Son identité sera éventée en fin d’album et, sans grande surprise, directement connectée à la Révolution française.

Attaque des grands magasins Dufayel, exécutions sommaires, attentats divers… L’enquête policière est l’occasion de se familiariser notamment avec l’inspecteur Gosselin, mal en point, dépendant de médicaments et de drogues pour contrôler ses douleurs – mais aussi ses nerfs. Dans les quartiers populaires, pendant ce temps, le « voltigeur » recrute une main-d’œuvre corvéable et prête à l’assister dans sa déconstruction de la bourgeoisie parisienne. Il faut dire qu’il paie, et plutôt bien, dans des endroits où règnent habituellement la promiscuité, l’indigence et la tuberculose. Le Louis d’or qu’il laisse comme une carte de visite en dit long sur ses motivations. « Nous étions la chienlit qu’on écrase, la flamme qu’on éteint, la révolte qu’on piétine », lira-t-on un peu plus tard, à un moment où L’Enfer pour Aube met en scène le camp de Satory, véritable « enfer sur terre », où ont croupi des milliers de révolutionnaires en attendant la maladie, les châtiments, les humiliations et souvent la mort.

En clercs, Philippe Pelaez et Tiburce Oger s’approprient un Paris en ébullition, y intègrent une résistance jusqu’au-boutiste et construisent un récit ingénieux à cheval entre la critique sociale et l’enquête policière. Aussi inspirés dans le texte que dans le dessin, les deux bédéistes usent aussi de traits d’humour et de personnages pathétiques pour mieux caractériser une époque charnière, hantée par le racisme et les divisions sociales, à l’incommunicabilité prononcée. C’est beau et passionnant.

L’Enfer pour Aube : « Paris Apache », Philippe Pelaez et Tiburce Oger
Soleil, mars 2022, 68 pages

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