Dans Le Lierre et l’Araignée, paru aux éditions Dupuis, Grégoire Carle présente un témoignage poignant sur la brutalité de la guerre, qu’il contrebalance avec une longue évocation de la beauté éphémère de la nature. Appréhendé sous un angle intergénérationnel, documentant l’annexion de l’Alsace et de la Moselle au cours de la Seconde guerre mondiale, articulé autour de la transmission de la mémoire, l’album, qui rejoint la magnifique collection « Aire libre », se révèle passionnant.
Au cœur de l’œuvre de Grégoire Carle se trouve une dualité narrative : d’un côté, la sérénité de la pêche – détaillée avec une minutie presque documentaire – ; de l’autre, l’horreur de l’occupation nazie en France pendant la Seconde Guerre mondiale. L’histoire, fondée sur les récits du grand-père de l’auteur, offre une perspective intime sur l’Occupation, mettant en lumière le côté le plus douloureux de la vie sous le régime nazi. L’Alsace et la Moselle, régions déchirées entre la France et l’Allemagne, font l’objet d’une attention particulière et servent de cadre à un récit qui alterne entre les vexations et ignominies allemandes et les efforts de résistance des populations françaises.
L’arrivée des Allemands en France est contée par le menu. L’Alsace et la Lorraine sont dépeuplées, les professeurs des écoles changent du jour au lendemain, la Société alsacienne de construction mécanique, qui envoyait ses locomotives à Los Angeles ou à Saigon, travaille désormais exclusivement au service du IIIe Reich. Pis, la grande synagogue part en fumée et l’emprise des nazis, tentaculaire, semble s’exercer sur toute chose. Les enseignes de magasins changent, les noms des rues aussi, les statues sont déboulonnées… Les nazis réécrivent l’histoire des régions qu’ils investissent. Grégoire Carle parvient très bien à restituer l’urgence de l’Occupation, ainsi que ses impacts concrets, politiques et psychologiques, sur les populations concernées.
Sur le plan formel, Le Lierre et l’Araignée se distingue par des techniques variées : les trames grisées, les rendus de matière au pochoir et à la brosse à dents, l’encre de Chine, l’aquarelle, les incrustations dans les planches… Grégoire Carle est capable de passer de moments de contemplation pure, presque oniriques, à la réalité la plus crue des camps de travail, où s’entassaient des masses affamées brisées par la fatigue et la précarité. De la même manière, il va se pencher tour à tour sur les relations familiales intergénérationnelles et sur l’organisation des Allemands, du gauleiter Wagner, qui prend ses ordres directement auprès d’Hitler, au blockleiter, le petit nazi qui surveille son quartier. Les Kreisleiters, de leur côté, administrent un territoire donné comme le ferait un sous-préfet.
Le Lierre et l’Araignée est un témoignage qui se double d’une bande dessinée historique. Au portrait de la Résistance s’ajoute celui de l’Occupation, par exemple à travers le cas précis de Buck, cet officier diminué devenu tyran. Grégoire Carle plonge ses lecteurs au cœur de l’entreprise nazie, en interrogeant les cicatrices laissées par la guerre et l’importance de la mémoire. L’album est dense, il ne se dévoile pas aisément, mais c’est précisément de cette complexité qu’il tire ses plus grandes qualités.
Le Lierre et l’Araignée, Grégoire Carle
Dupuis, janvier 2024, 200 pages