Diplômé en sciences politiques, Philippe Richelle s’associe une nouvelle fois à Pierre Wachs à l’occasion de l’album Le Grand Soir, publié aux éditions Glénat. Dans ce roman graphique entièrement en noir et blanc, le scénariste belge radiographie l’extrême gauche française des années 60, 70 et 80.
Dans les années 60 et 70, la Gauche prolétarienne (GP) et les autres groupes maoïstes, inspirés par les idéaux de la Révolution culturelle chinoise, représentaient une nouvelle vague de pensée marxiste. Ces groupes accusaient la Confédération générale du travail (CGT) et le Parti communiste français (PCF) de réformisme, voire de trahison des idéaux révolutionnaires. Ce schisme était palpable lors des grandes manifestations mais aussi au sein des entreprises, où le patronat jouait volontiers l’un contre l’autre, ce dont témoigne abondamment Le Grand Soir.
À cet égard, l’usine Renault de Billancourt demeure un cas des plus intéressants. Épicentre du récit de Philippe Richelle et Pierre Wachs, elle a vu de nombreux affrontements entre ouvriers et direction, mais aussi entre syndicalistes et militants. Par ailleurs, en février 1972, un jeune militant maoïste, Pierre Overney, fut assassiné par un vigile de l’usine, une tragédie qui devint presque immédiatement un symbole de la violence institutionnelle. Cet événement tragique irrigue l’album et cristallise le jusqu’au-boutisme des camps idéologiques que tout, ou presque, oppose.
Dans sa radiographie de l’extrême gauche française, chorale et pas dénuée de ressorts familiaux, Philippe Richelle n’omet pas certains groupes radicaux comme Action Directe et les Noyaux armés pour l’autonomie populaire (NAPAP), qui ont émergé dans ces mêmes décennies, prônant la lutte armée pour la réalisation de leurs objectifs politiques. Bien que minoritaires, leur impact sur la perception publique de l’extrême gauche fut conséquent, et les actes violents commis sous leurs bannières firent souvent les gros titres des journaux.
En réaction, et cela transparaît clairement dans Le Grand Soir, des interventions des services secrets et de la police eurent lieu à l’intérieur même de ces groupes révolutionnaires, par infiltration. L’objectif était double : avoir un coup d’avance sur des mouvements que l’on cherchait par ailleurs à déstabiliser. Cette réalité renforça la méfiance des militants envers les institutions et contribua probablement à l’escalade des tensions. Ainsi, Philippe Richelle et Pierre Wachs mettent en scène des protagonistes suspicieux, doutant régulièrement de la sincérité de leurs compagnons d’armes, dans un contexte explosif d’inégalités sociales, de racisme et de revendications politiques.
Car il faut le rappeler, les années 60 et 70 furent une période de bouleversements mondiaux. La Guerre du Vietnam, les mouvements de décolonisation, et les protestations étudiantes à travers le monde (comme Mai 68 en France) offraient un contexte propice à l’essor d’une extrême gauche désinhibée. Cette période, empreinte de passion et d’idéalisme, a forgé une génération résolue à remettre en cause l’ordre établi, et aidée en cela par des intellectuels comme Jean-Paul Sartre (qui apparaît dans l’album).
S’il n’oublie pas de donner à ses personnages de la consistance, Philippe Richelle fait du contexte social la véritable ligne directrice du Grand Soir. Al, Sammy et Serge ne sont finalement que les ambassadeurs d’un mouvement bien plus large, qui les englobe et les surplombe. Leurs actions constituent autant d’événements symptomatiques, et les réactions qu’elles occasionnent (les lois anti-casseurs, par exemple) s’inscrivent sur le tracé d’antagonismes sociopolitiques devenus si prégnants qu’ils peuvent vous faire passer de vie à trépas. C’est évidemment malin, documenté et passionnant.
Le Grand Soir, Philippe Richelle et Pierre Wachs
Glénat, septembre 2023, 200 pages