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« L’Âme au bord des cheveux » : le Cambodge en état de rupture

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Le scénariste et dessinateur Séra publie L’Âme au bord des cheveux aux éditions Delcourt. Il y revient sur les événements dramatiques qui ont secoué le Cambodge, où il est né, dans les années 1970.

Le 17 avril 1975, alors qu’il n’a que 13 ans, Séra voit Phnom Penh tomber entre les mains des Khmers rouges. L’épisode a ceci de tragique qu’il fait suite à un conflit mortifère et qu’il vient signifier de manière définitive la mise au ban d’une partie de la population cambodgienne, avec laquelle les communistes ont décidé de faire rupture. Quelques années auparavant, en 1970, le prince Norodom Sihanouk, alors chef d’État, avait été renversé lors d’un putsch organisé par le général Lon Nol. Ce dernier prit ensuite le pouvoir et proclama la République Khmère, avec le soutien des États-Unis. Dans le cadre de la guerre du Vietnam, Washington avait lancé une série de bombardements au Cambodge en 1969. Le pays servait de base arrière aux Viet Cong et aux forces nord-vietnamiennes. Les pertes civiles ont été significatives ; elles ont bien entendu contribué à la montée de l’insurrection communiste dans le pays.

En 1972, tandis les États-Unis se désengageaient du Vietnam, la guerre se poursuivait au Cambodge, victime collatérale, où les forces communistes, appelées Khmers rouges, continuaient à se dresser contre le gouvernement de Lon Nol. C’est donc en avril 1975 que ces forces insurrectionnelles ont pris le contrôle de la capitale, Phnom Penh, mettant ainsi fin à la guerre civile. Mais pas à l’horreur. Car leur régime a été caractérisé par une répression brutale de l’opposition, par des « disparitions » de masse, ainsi que par des politiques économiques désastreuses qui ont notamment débouché sur une famine. Les estimations font état de plus d’un million de Cambodgiens tués sous le régime des Khmers rouges. Dans L’Âme au bord des cheveux, Séra s’emploie, dans un style proche du documentaire, à présenter les événements ayant présidé à la prise de pouvoir des communistes. Il ne tait rien des divisions et douleurs locales, ni des responsabilités franco-américaines.

Des soldats cambodgiens coupant la tête de leurs ennemis au sable béni et dispersé dans les villes pour les protéger des roquettes communistes, L’Âme au bord des cheveux nous immerge dans une réalité méconnue, glaçante, où les guerres se font autant par procuration que par conviction. Séra fait cohabiter différents styles graphiques, tous habilement exploités, pour conter, à travers ses propres yeux d’adolescent, un Cambodge en pleine implosion. Ce sont des enseignants qui deviennent le moteur d’un mouvement contestataire, c’est la désolation qui investit la capitale, ici des enfants soldats, là Henry Kissinger, Gerald Ford, Françoise Demulder ou Sylvain Julienne. En 1975, il n’y a déjà plus qu’un seul conseiller militaire américain au Cambodge, alors que le pays souffre de la faim et de pénuries diverses. Le dénuement et la souffrance sont indicibles, la tristesse inconsolable. Les Khmers rouges, une fois au pouvoir, vident les villes de leur population. Séra confie pourtant que beaucoup, parmi lesquels ses propres parents, ont longtemps pensé que les Cambodgiens ne pourraient entrer en conflit les uns avec les autres. À tort.

Le coût de la guerre au Cambodge durant les années 1970 à 1975 fut astronomique. Si Séra en mathématise les conséquences financières, l’essentiel est évidemment ailleurs. C’est par la sensibilité et l’intimité de son regard, par les descriptions à la fois personnelles et documentaires qu’il (r)apporte, que L’Âme au bord des cheveux parvient à toucher et fasciner le lecteur.

L’Âme au bord des cheveux, Séra
Delcourt, février 2023, 176 pages

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