Là où gisait le corps est le dernier roman graphique du tandem Ed Brubaker et Sean Phillips. Publié par les éditions Delcourt, il nous plonge dans les recoins les plus sombres d’un quartier résidentiel américain, en plein coeur des années 80. Dense et complexe, le récit alterne les points de vue et les époques, pour nous offrir une peinture saisissante de Pelican Road.
L’intrigue de Là où gisait le corps se déploie autour de Pelican Road, une rue en cul-de-sac où les vies de plusieurs personnages s’entremêlent de manière inattendue. Toni est la femme délaissée d’un psychiatre. Elle entame une liaison avec Palmer Sneed, qui se fait passer pour un policier en brandissant partout la plaque de son défunt père. Ranko, sans-abri, est un vétéran psychologiquement instable, qui vit dans une tente à la marge du quartier. Lila Nguyen, une jeune fille de 11 ans, se prend quant à elle pour une super-héroïne sur ses rollers et sous son masque ; elle observe les agissements des uns et des autres et cherche à identifier les cambrioleurs qui sévissent depuis un moment dans les environs. Tommy et Karina forment un couple adolescent dysfonctionnel, ivre des sensations procurées par la drogue et le crime.
Comme souvent, Ed Brubaker et Sean Phillips sondent le tréfonds de l’âme humaine. Toni se sent attirée par l’autorité et l’assurance qu’incarne Palmer, ignorant tout des mensonges qui sous-tendent leur relation. La plaque de Palmer n’est ainsi rien d’autre que l’héritage volé à son père violent. Karina et Tommy illustrent une jeunesse perdue, tandis que Ranko porte en bandoulière les nombreux stigmates du Vietnam – comme une sorte de Rambo diminué, qui serait en plus manipulé par son psychiatre. Tous se réunissent autour d’un cadavre qui va déterminer la progression alternée du récit. L’apparition du corps sans vie d’un détective privé marque en effet un tournant dans cette rue.
C’est la jeune Lila qui découvre le cadavre, aussitôt déplacé, et qui s’échine à percer les manigances des uns et des autres pour cacher leur vérité, sauver leurs apparences. Dans ce thriller qui fleure bon (ou pas) les années 1980, les dissimulations, les fêlures, la duplicité n’ont de cesse de réaffirmer leur autorité sur Pelican Road. Les thèmes de contrôle et de pouvoir, récurrents dans les œuvres de Brubaker et Phillips, atteignent leur point culminant dans Là où gisait le corps. Fresque sociale des années 80, époque marquée par des bouleversements culturels et sociaux, l’album n’est ainsi pas sans références à la musique, aux drogues, aux séries télévisées et à la mode de l’époque.
Les personnages de Là où gisait le corps vivent des vies en apparence ordinaires, mais leurs histoires révèlent en réalité des drames intimes et des secrets profondément enfouis. La structure narrative, caractérisée par des sauts dans le temps et une multiplicité de points de vue, permet de dévoiler progressivement les couches de mensonges qui composent leur quotidien, souvent pathétique et pessimiste. On ne peut que saluer l’efficacité d’un tandem qui, décidément, ne déçoit jamais, et qui nous offre ici une narration chorale, déstructurée, mais où chaque élément vient compléter utilement celui qui précède, avec une intelligence remarquable.
Là où gisait le corps, Ed Brubaker et Sean Phillips
Delcourt, mai 2024, 144 pages