La foire aux immortels : Métro Alésia, 2023

Nous sommes début mars 2023, alors que l’album date de 1980. Un album à ranger au rayon futurisme. Son auteur, Enki Bilal s’en donne à cœur joie dans un incroyable feu d’artifice d’humour noir, de réflexion par rapport au pouvoir corrupteur, à l’avenir de notre société et bien-sûr à l’essence du divin. Quant au décor, à l’ambiance générale, on y trouve son style si particulier, reflet de ses origines : né à Belgrade en Serbie, d’origine bosniaque et tchèque.

Le début nous montre un Paris où règnent la saleté, le fascisme (qui s’affiche tel quel, avec arrogance) et l’ignorance, dans une société coupée en deux, les dominants et la plèbe. Les nouvelles sont diffusées par une unique chaîne de télévision et quelques journaux dont on trouve des extraits sous forme de revue de presse (qui permettent d’apporter différents points de vue) pour ponctuer les événements marquants liés essentiellement à la politique, domaine incroyablement gangrené. Mais, les événements se précipitent. Depuis quelques jours, une mystérieuse pyramide stationne au-dessus de l’astroport de la ville. Et puis, fait parfaitement inattendu, un petit aéronef tombe du ciel. De l’aéronef en perdition émerge une sorte de scaphandre contenant le corps congelé d’un homme dont on réalise qu’il était condamné à errer ainsi dans l’espace. Un imprévu ramène à la vie et à Paris cet Alcide Nikopol auquel le dessinateur donne le visage de l’acteur allemand Bruno Ganz (vu notamment dans plusieurs films de Wim Wenders). Nikopol a passé trente ans dans l’espace et hors du temps, mais se souvient parfaitement de nombreux poèmes de Baudelaire. Ainsi, il n’a pas changé physiquement (sauf une jambe, perdue lors de son atterrissage forcé) et ne sait strictement rien de ce qui a pu se passer pendant ces trente ans. Il ignore par exemple qu’il a un fils qui lui ressemble d’autant plus que la différence d’âge est gommée par les trente ans de congélation.

Le choublanquisme

Un homme dirige la ville : Jean-Ferdinand Choublanc. Il semblerait que Paris soit tout ce qui reste de la France, puisque Choublanc occupe le palais de l’Élysée. Et encore, le pouvoir ne semble plus contrôler que le centre, dans une ville où il ne reste plus du métro que des stations à l’abandon qui voient passer de véritables zombies et où les graffiti mettent en évidence la dégradation de la langue française qui annonce le langage de type SMS. D’ailleurs, le pouvoir ne tient qu’à un fil, celui des apparences. A ce jeu, le maquillage de la classe dominante dépasse largement le domaine de la mode, ce phénomène apportant quasiment les seules touches de couleur dans un univers incroyablement grisâtre, révélateur de ce monde en déliquescence où le laisser-aller règne en maître. Il faut dire que des espèces extra-terrestres se sont mêlées aux humains (clin d’œil à la série Valérian). On peut ainsi citer les angelots qui volètent autour de sa sainteté Théodule Premier, qui n’est autre que le frère de Jean-Ferdinand Choublanc. Ces angelots se multiplient de manière incontrôlée, ironie par rapport au principe qui prétend que les anges n’ont pas de sexe. Et puis, Jean-Ferdinand Choublanc ne se sépare jamais de Gogol, son chat télépathe qui détecte toute anomalie dans son entourage, et dieu sait qu’il y en a. Surtout qu’approchent les prochaines élections. Les candidats officiels (parmi eux… Jean-Ferdinand Choublanc) seront présentés par… sa sainteté Théodule Premier. Auparavant, nous avons droit à un match de hockey sur glace entre les flèches noires parisiennes et les boulets rouges de Bratislava. Très symbolique de la décadence phénoménale de la société, dans ce match on compte les buts, mais aussi… les blessés et les morts. Et si les flèches noires semblent maîtriser les débats, l’entrée en jeu du numéro 23 des boulets rouges va apporter un incroyable renversement de situation. A propos de renversement, ce match auquel l’élite de la société assiste (dans une salle archi-comble), la tension est à son comble dans la tribune présidentielle où on observe un impressionnant dispositif destiné à protéger Choublanc de toute tentative d’attentat. Les interventions télévisées mettent en évidence le jeu des influences. Enki Bilal s’attaque donc aux dérives de la société de son époque pour décrire comment elle risque d’évoluer. C’est sans concession et particulièrement brillant, intelligent. Bien évidemment, cela va tellement loin que ce qu’imagine le dessinateur s’avère même prématuré. Par rapport à sa vision du futur, il y aura forcément des différences, des distorsions. Mais, voir apparaître tout cela pourrait n’être qu’une question de temps. Bien évidemment, le dessinateur s’inspire de la réalité telle qu’il la vivait, avec son passé et l’héritage de la guerre froide. Quoi qu’il arrive dans le futur, est-ce que cela changera fondamentalement la donne par rapport à la vision particulièrement grinçante d’Enki Bilal ?

Confrontation entre humains et divinités

Reste à évoquer l’irruption de ces dieux égyptiens bloqués dans leur pyramide. Malgré leur immortalité et leurs pouvoirs, ils se trouvent à court de carburant et se voient contraints de négocier avec Jean-Ferdinand Choublanc qui y voit l’opportunité de gagner la vie éternelle (thème actuel s’il en est). On ne peut que s’amuser de voir ces dieux se chamailler entre eux et même tuer le temps en testant quelques activités humaines, notamment dans le domaine du jeu. Quant à l’action d’Horus en électron libre, c’est le coup de génie de l’album (clin d’œil à la série Blake et Mortimer cette fois, voir l’album Le mystère de la grande pyramide avec notamment l’incantation « Par Horus, demeure ! »). Il faut le voir dans sa confrontation avec Nikopol, sa façon de s’occuper de sa blessure qu’il traite comme une sorte d’incident mineur, sa façon de prendre son contrôle quand le besoin s’en fait sentir (aspect SF qui fonctionne parfaitement) et son ambition qui profite du chaos régnant en ville. Il joue le coup en force et c’est un jeu d’enfant pour lui qui use de pouvoirs qui ne peuvent que surprendre des humains qui n’y sont pas préparés. Il faut également parler de la technique du dessinateur qui livrait ici son premier album en solo, après quelques belles réussites en duo avec Pierre Christin. Avec les progrès de l’informatique, il pouvait désormais se permettre de tout faire et donc de maîtriser le résultat final. Avec un dessin où il utilise l’encre de chine pour le trait et la gouache pour les couleurs, il obtient un rendu inimitable où les couleurs apportent des touches éclatantes dans cet univers où le gris domine. Les collectionneurs ne s’y trompent pas et il faut voir les sommes ahurissantes atteintes par certaines planches originales lors de ventes aux enchères. Alors, même si avec le recul on pourrait chipoter sur certains détails, cet album a été un coup de tonnerre à sa parution et reste un must à l’origine d’une trilogie, alors qu’à sa parution il brillait déjà dans le genre one shot.

La foire aux immortels, Enki Bilal
Dargaud : sorti en juillet 1980

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