Publié en France en 1995, L’Homme qui marche de Jirō Taniguchi offre une contemplation poétique à travers un personnage anonyme déambulant dans une ville japonaise. S’affranchissant de la structure propre au manga, la lecture laisse place à une pérégrination quasi silencieuse faisant l’éloge de la simplicité et de l’ordinaire.
Première publication française de Jirō Taniguchi, L’Homme qui marche (1995) est aussi le premier livre de l’auteur sans scénariste. En conséquence, l’œuvre laisse une grande place aux images et fait parler le dessinateur. Sur un médium à la croisée du manga et de la bande dessinée européenne, de laquelle il n’a jamais caché son admiration et son influence, nous suivons un homme déambuler au gré de ses envies dans une ville anonyme.
Petit éloge de la contemplation
De ce personnage on ne sait rien, ou quasiment rien. Fraîchement installé en ville avec sa femme, il aime marcher, observer et découvrir. Deux brefs indices nous informent sur ses goûts : il loue un film français et lit de la littérature anglaise. Son costume nous laisse penser qu’il est employé de bureau. À part cela, pas un nom, pas une profession, mais un homme qui marche.
Nous entraînant dans les rues de la ville, cet homme nous fait apprécier la simplicité des paysages. Par les multiples balades que comporte le manga, la lecture est apaisante et offre un sentiment de liberté dans ce qui est à portée de main. Pas de grand voyage, pas de contrées lointaines ou d’exotisme, mais un quotidien teinté de merveille. L’envie de s’allonger dans les fleurs de cerisiers ou de plonger dans les eaux des lacs se fait soudaine et à ces balades se juxtapose un sentiment de nostalgie. De fait, le regard adopté est quasiment celui d’un enfant qui s’émerveille d’un rien : regarder les étoiles, sentir la pluie, le vent et la neige. Au détour des pages, chacun peut s’y identifier et revivre les souvenirs de son enfance. La forme laisse libre court à la projection des odeurs et textures découvertes par le personnage et offre une démocratisation du quotidien.
Par là, L’Homme qui marche n’est pas sans nous rappeler Paterson (2016) de Jim Jarmusch, qui fait l’éloge du petit quotidien. Le système de correspondance s’établit ici dans la façon de vouloir capturer des moments poétiques à travers des rencontres entre les êtres et leur monde.
Parler avec les yeux
Pas ou peu de paroles dans certains chapitres, les échanges se font par les regards. Souvent bienveillants et naturels, ces échanges se font au détour d’une rue ou d’un croisement. L’invitation au dialogue vient de ces regards, mode d’expression central et les relations créées se font par le sens du détail face aux choses. Pourtant, le sens de la narration de Taniguchi réussit à rendre ces balades prenantes sans dramatisation fictionnelle. Les passages sont quasiment anthologiques et donnent le goût d’y revenir lors de nos pérégrinations futures.
Inscrivant le manga dans une variante qui se rapproche de la bande dessinée, le dessin déborde du cadre comme si la grandeur symbolique du paysage ne pouvait être saisie dans une structure fermée. L’Homme qui marche laisse place à un dispositif d’imagerie importante et s’affranchit d’un discours écrit et d’une narration trop engageante. Le contenu sémantique passe en arrière-plan et se met au service d’une poésie qui duplique la réalité.
La fabrique poétique
Les vignettes du manga fonctionnent comme des éléments de langage et l’écriture s’accompagne de saynètes qui s’apparentent à des haïkus par leur brièveté : ni tragédie, ni rire, mais le quotidien qui s’inscrit dans du poétique.
Le regard de l’homme nous guide et créé une correspondance entre le sujet poétique, l’homme et le médium qu’est le manga. Comme Paterson, l’homme qui marche se met en position de réceptacle, écoute la ville et opère le transfert vers le monde poétique à travers son regard. Ce qui est dessiné, c’est le regard de cet homme dont les sensations olfactives priment le support du manga. La poésie de cet homme qui marche se laisse interrompre par l’extérieur pour mieux se développer et prendre en son cœur toutes les impressions et sensations.
En somme, L’Homme qui marche nous délivre une philosophie : la poésie du monde se trouve partout, dès que l’on regarde autour de nous et que l’on prête un peu attention. Toutes les variations sont possibles dans un même lieu.
Auteur : Megane Femenias