Après Ava qui montrait Ava Gardner dans un voyage de promotion à Rio de Janeiro et L’enfer fascinante version façon roman graphique d’un film qu’Henri-Georges Clouzot n’a jamais pu achever, Thibault Vermot et Alex W. Inker nous proposent de suivre Fritz Lang dans sa vie et son travail de cinéaste. La lecture de ce nouveau jalon du lien entre le cinéma et la BD met en évidence que ses auteurs – assurément cinéphiles – s’intéressent à l’ensemble du processus de la création cinématographique.
Le tout début présente la rencontre fortuite de Fritz Lang, à pied dans Berlin, avec l’inspektor Lohmann, de la Kriminalpolizei, qui pensait à lui et prétend qu’il le cherchait. Lohmann entraine le cinéaste prendre une bière pour lui expliquer son plan : faire un film d’une histoire d’assassinats sur laquelle il enquête. Lohmann imagine qu’en marquant le public, l’œuvre pourrait « changer le monde ».
Premières impressions
Ce début amène de nombreuses remarques, dont celle de l’usage de l’allemand pour certaines expressions (et davantage par la suite) ainsi que pour le titre et ceux des chapitres qui vont jusqu’à utiliser un lettrage à tendance gothique. Si pour ces titres, on trouve une traduction en fin d’ouvrage, il n’en est rien pour le reste. Lecture achevée, je considère que la gêne est minime, car on devine les significations par le contexte. Et je rapprocherais volontiers ce choix de celui que fait Robert Merle dans La mort est mon métier situé lui au cœur de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’ici on sur la période de montée du nazisme. A noter également l’organisation d’une double planche avec des vignettes à lire en spirale, ce qui surprend jusqu’au moment où on comprend qu’elles sont numérotées (procédé repris sur une autre double planche, sur la fin). Enfin, il faut penser à lire l’album en faisant la distinction entre les personnes réelles et leurs représentation sous forme de personnages, car les auteurs ne se contentent pas d’illustrer une tranche de vie. Ils présentent tout cela selon leur vision personnelle. D’ailleurs, dans le film, le policier qui intervient à la fin n’est autre que le commissaire Lohmann…
La personnalité de Fritz Lang
Le début s’avère rapidement bien plus crédible qu’il n’y paraît au premier abord. En effet, Lang a eu affaire à la police, puisque sa première femme, Lisa Rosenthal, est morte d’un coup de feu reçu dans des circonstances douteuses. Et si l’enquête conclut non au suicide mais à une mort accidentelle, il reste des zones d’ombre. Ainsi, le coup a été tiré par une arme appartenant à Fritz Lang, alors que celui-ci entretenait une liaison avec Thea von Arbou, sa scénariste, installée dans un appartement voisin. Et si on sait que Thea von Arbou devint la seconde épouse du réalisateur, on reste dans l’incapacité de situer précisément la date du décès de Lisa, car tous les documents relatifs à sa disparition sont irrémédiablement perdus. La question est posée : l’accident ne se serait-il pas produit au cours d’une dispute ? Ainsi Fritz Lang trainerait un tel sentiment de culpabilité qu’il imprégnerait toute son œuvre. Une théorie parfaitement crédible, même si d’autres thèmes majeurs (la vengeance, la pulsion de mort, le double, la manipulation des foules par un surhomme), jalonnent l’œuvre du cinéaste. Tout cela pour dire que le personnage de Lohmann se justifie et que ce roman graphique utilise de nombreux éléments vérifiables. Ce qui n’empêche pas les auteurs de faire sentir que le réalisateur qui adorait raconter des histoires, pouvait affabuler sur certains points. Ainsi, il existe plusieurs versions pour expliquer sa perte d’un œil, dont une pour prétendre que non, finalement, il n’était pas borgne ! Il ne faudrait donc surtout pas croire que Fritz Lang était un homme admirable en tous points parce qu’il a tourné quelques films faisant l’histoire du cinéma.
Fritz Lang et son nouveau projet
Quand il rencontre Lohmann, Fritz Lang tente d’achever le tournage de La femme sur la Lune (1929) adapté d’un roman de Thea von Harbou, mais qui ne rencontra pas le succès qu’il espérait. Ce sera son dernier film muet, puisqu’il s’attaque au tournage de ce que sera M (connu chez nous comme M le maudit). Réflexion de Fritz à son majordome, Hans « En passant du muet au parlant, c’est comme si je passais de l’enfance à l’âge adulte. » Dans la BD, c’est Lohmann qui lui apporte le sujet, puisqu’il enquête sur l’histoire réelle du « Vampire de Düsseldorf ». Cette histoire, particulièrement révélatrice du climat qui régnait alors en Allemagne, nous est montrée sous la forme de planches sans le moindre dialogue, avec des silhouettes en ombres chinoises, esthétiquement très réussies, qui montrent avec quelle facilité l’assassin œuvrait (phrase particulièrement révélatrice « La rue est devenue un terrain de chasse »). L’assassin nous est d’ailleurs présenté dans d’autres situations, puisqu’il fut arrêté, jugé et exécuté. Ainsi Lohmann invite Fritz Lang à assister à un interrogatoire derrière une glace sans tain. L’homme se dit comme habité par une pulsion incontrôlable. Il a été jusqu’à proposer à sa femme de le dénoncer pour toucher la forte somme liée à son arrestation. Et puis, Inker dessine son visage de façon à ce qu’il évoque celui d’Hitler. D’autre part, Thea qui discute du projet avec Fritz au téléphone, lui dit « Quand un crime est commis, c’est toute la société qui est responsable. A un niveau ou un autre ! Toute la société ! »
Quand tout s’emboîte
Tous ces éléments inspirent Fritz Lang qui rencontre Peter Lorre. Celui-ci interprétera l’assassin et le tournage se fera, cela ne s’invente pas, dans un hangar à zeppelins. On imagine aisément l’impression d’espace inspirant à Fritz Lang un énorme caprice. L’expressionnisme qui caractérise son œuvre est présent dans le dessin d’Alex W. Inker, un noir et blanc qui fait sentir ce qu’on observe dans M le maudit : une atmosphère poisseuse, particulièrement révélatrice de la période, avec quelques détails significatifs d’une décadence comportementale. Dans cet ordre d’idées, le scénario de la BD fait jouer un rôle déterminant à la fillette interprétant une des victimes de l’assassin. On note également l’intervention de truands réels (véridique) pour interpréter ceux qui constitueront le tribunal improvisé pour juger l’assassin dans les sous-sols de la ville. Bien que jamais mentionnée dans le film, on devine qu’il s’agit de Berlin. Le tournage lui-même n’est jamais montré dans la BD, malgré son épaisseur (278 pages). Peu importe puisqu’elle en intègre de nombreux éléments. Suffisamment à mon avis pour donner envie aux lecteurs qui ne connaitraient pas le film, de le découvrir enfin (et aux autres de le revoir) !





