Nina Bunjevac est une jeune dessinatrice canadienne d’origine serbe. Dans un style personnel où son talent saute aux yeux, elle décortique son histoire familiale mouvementée (pour revenir notamment sur la figure de son père), ce qui l’amène à évoquer l’histoire géopolitique de l’ex-Yougoslavie.
Sans doute pour bien se situer elle-même, Nina Bunjevac commence l’album au présent, soit à Toronto en 2012 alors que sa mère vient la voir à un moment où elle-même dessine. La première impression est d’ailleurs assez bizarre, car d’après l’apparence physique qu’elle donne à chacune, elle-même fait plus vieille que sa mère qu’elle dessine avec un visage rond et bien lisse, alors que Nina se représente avec un visage (le menton notamment) et une silhouette plus marqués.
Jusqu’où remonter ?
Pour raconter son histoire familiale, Nina va devoir remonter dans ses souvenirs et reconstituer une sorte de puzzle avec tout ce qu’elle a pu glaner comme informations, notamment auprès de sa grand-mère maternelle à la forte personnalité. Nina Bunjevac a vécu des allers-retours entre le Canada et l’ex-Yougoslavie, côtoyé ses grands-parents et entendu parler de l’Histoire de son pays selon des points de vues sans doute assez différents. Elle sait donc qu’il va lui falloir remonter de plusieurs générations pour comprendre et expliquer ce qui l’intéresse.
Peter Bunjevac (1936-1977)
Clairement, l’objet de ce roman graphique, c’est la figure du père de la dessinatrice. Du genre caractériel, il était pas mal isolé dans sa jeunesse. Cependant, lorsqu’on lui témoignait de l’affection, de la tendresse, il pouvait se montrer d’une incroyable fidélité. Ainsi, il a toujours entretenu une relation privilégiée avec sa tante Mara. Mais celle-ci n’a pas pu rester éternellement auprès de lui et le protéger à sa façon. Quand elle a dû s’éloigner de lui, Peter fut envoyé à l’école militaire. Mais sa personnalité était déjà forgée, capacités sentimentales quasiment réduites à néant, sans doute à cause des nombreuses violences (y compris familiales), dont il fut témoin depuis sa jeunesse en pleine guerre et ayant banalisé ses manifestations dans son esprit. Il fut très certainement marqué par son injuste éviction de l’armée. C’est ainsi qu’il prit la décision (logique familiale) de chercher une nouvelle vie sur le continent américain, au Canada. S’oubliant dans un travail abrutissant physiquement, il éprouva le mal du pays. Grâce à des petites annonces, il réussit à correspondre avec des compatriotes restés au pays, jusqu’à nouer une idylle qui se solda par son mariage et la naissance de ses trois enfants (2 filles, dont Nina). Mais son passé et ses origines l’imprégnaient et il intégra un groupe de nationalistes serbes bien décidés à agir, à la grande crainte de la mère de Nina qui finit par décider d’emmener ses filles voir leur grand-mère…
Fatherland
Plus subtil qu’il n’y paraît au premier abord, le titre fait référence à l’anglais motherland (équivalent français de « mère patrie »), il fait aussi bien allusion à la patrie d’origine de la famille Bunjevac qu’à l’univers mental du père de la dessinatrice. À vrai dire, le mot se rapproche plutôt de vaterland, son équivalent allemand.
Une artiste hors du commun
Le style graphique de la dessinatrice est vraiment particulier, avec un trait relativement épais et noir pour les grandes lignes et l’utilisation systématique du lignage pour remplir des espaces. Ce lignage est très régulier, même s’il ne recherche pas la perfection (aucun doute, il s’agit d’un lignage manuel). À l’occasion, l’artiste croise lignage vertical et horizontal ou dans tout sens lui permettant de donner des impressions de volume (en rendant compte du jeu des ombres) et enrichit cela d’un peu de pointillisme si nécessaire. C’est un travail très soigneux qui lui prend du temps (je l’ai vue à l’œuvre, quand elle m’a dédicacée cette BD, au festival de Colomiers 2019 où elle était l’invitée d’honneur). Le résultat définit un style vraiment personnel, bien mis en valeur par le noir et blanc, avec des dessins soignés, mais qui manquent un peu de vie. Cette sensation de statisme vient aussi du fait que de nombreux dessins sont faits d’après des photographies, le choix du noir et blanc accentuant un effet vieillot voulu (évocation d’un passé guère enthousiasmant, vision d’un pays un peu en retard par rapport à la vie en occident). Mais cela peut aussi correspondre à sa personnalité, son vécu. Rappelons que le personnage de son père donne l’impression d’être un peu handicapé côté sentiments. Le portrait qu’elle en dresse apparaît donc nettement moins lisse que celui qui fait la couverture. D’ailleurs, ayant lu Bezimena, sa BD suivante, mon sentiment est que Nina Bunjevac risque assez rapidement de se trouver un peu à l’étroit dans le cadre strict du neuvième art. On sent aussi que son histoire familiale a laissé des traces profondes dans son psychisme. Dessiner représente probablement pour elle un moyen privilégié pour s’exprimer, une façon de faire émerger des fantasmes qui mériteraient une analyse en profondeur. Elle n’a pas subi autant de violences directes que son père, mais, l’ayant côtoyé, elle porte en elle les conséquences du traumatisme évident qu’il traînait.
Une histoire marquante
La BD suit les aléas familiaux, fortement liés à l’évolution politique de l’ex-Yougoslavie. Impossible de comprendre l’histoire familiale sans évoquer l’histoire géo-politique de la région. Même si ce qu’elle explique consiste forcément en une simplification, elle se montre synthétique et pédagogue. Sans prétendre comprendre dans toutes ses subtilités la longue histoire de cette région marquée d’abord par la cohabitation entre Serbes et Croates, puis par des conflits aux allures impossibles, on comprend le casse-tête du territoire et des volontés nationalistes. La famille Bunjevac en représente un triste exemple, puisque le père de Nina a vu le jour dans une famille serbe habitant en Croatie. Les conflits ayant entraîné des déplacements de populations, la famille aurait pu emménager dans l’une de ces maisons libérées par la contrainte. Finalement, l’histoire politique évoquée par Nina Bunjevac est presque plus facile à comprendre que son histoire familiale qu’elle présente de façon non chronologique, évoquant les déplacements successifs entre le pays d’origine et le Canada selon les besoins de sa narration.