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« Dracula » : une réinvention du mythe

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Urban Comics publient Dracula, de James Tynion IV et Martin Simmonds. Dans cette nouvelle interprétation du célèbre conte gothique imaginé par Bram Stoker en 1897, nous suivons le Dr John Seward, confronté à un nouveau patient inquiétant, Renfield, dont les témoignages déroutants évoquent à demi-mot un démon ineffable : Dracula. 

Le personnage de Renfield est au cœur de cette réinterprétation. Interné dans l’asile de John Seward, il devient rapidement le centre d’attention avec ses discours délirants et une obsession manifeste pour une figure maléfique, dont le nom est longtemps tu, le comte Dracula. Contrairement à la version originale de Dracula, où Renfield est avant tout un fou incontrôlable et secondaire, ici, il est présenté comme un personnage charnière, voire tragique. Ses histoires semblent incohérentes, mais pour les lecteurs, elles sont empreintes d’une vérité horrible qu’Abraham Van Helsing, autre figure centrale, contribuera à déchiffrer. Cette dimension rend Renfield aussi fascinant qu’effrayant, alors qu’il affirme tirer sa force des insectes et du sang et qu’il semble définitivement sous la coupe de celui qu’il qualifie de « maître ».

L’obsession de Renfield pour le comte prend une dimension presque mystique, mais également corporelle : il refuse qu’on change son sang, proclamant qu’il appartient déjà à son maître. Cette fascination pour des motifs récurrents du genre vampirique est ici explorée avec une grande intensité psychologique. À travers Renfield, c’est toute la folie du mythe du vampire qui prend forme, là où la mort devient une métaphore de la perte de soi. « Je sens sa présence dans mon esprit », sa langue « est tissée de pulsions, d’appétits ».

Bien que non directement vu dans les premières pages, la présence de Dracula se fait sentir partout. James Tynion IV et Martin Simmonds parviennent à recréer une aura de terreur subtile, diffuse, où le monstre n’a pas besoin d’être visible pour dominer les esprits. Que ce soit à travers les visions de Renfield, les étranges événements dans l’entourage de Seward ou encore les attaques mystérieuses contre des marins, Dracula se révèle être une force obscure qui agit dans l’ombre. L’image de l’équipage décimé, évoqué de manière fragmentaire, ajoute à cette terreur sourde : des traces de crocs, des corps vidés de leur sang…

Cette interprétation du comte semble également tirer ses influences des mythes moyenâgeux que les personnages eux-mêmes rejettent d’abord avec scepticisme. Toutefois, les « chimères moyenâgeuses », comme ils les appellent, se révèlent être plus réelles qu’ils ne l’imaginaient. L’idée que Renfield pourrait être porteur d’une maladie du sang, ramenée de Transylvanie, n’est ainsi qu’une énième tentative de rationalisation de l’inexplicable, telles que dans le Frankenstein de Mary Shelley.

Comme dans le roman original, Lucy et Mina jouent un rôle crucial dans cette version revisitée de Dracula. Lucy est attirée par l’étrange et inquiétant comte, jusqu’à devenir la proie de ses morsures. La séduction vampirique prend le pas sur le simple désir de pouvoir. Cette relation dialogique est habilement mise en lumière dans les échanges entre les personnages, où les sous-entendus de pulsions inavouables et d’appétits carnivores teintent chaque mot.

Mina, quant à elle, subit une menace grandissante, d’abord épargnée, puis inexorablement liée au destin tragique que Dracula semble lui réserver. Renfield, profondément troublé par cette situation, ressent une forme d’aliénation, car Mina l’a autrefois traité avec bienveillance. Il se perçoit comme une créature à la fois insignifiante et dégoûtante aux yeux de son maître. Ce jeu entre attraction et répulsion, humanité et monstruosité, où l’esclave est jaloux des prérogatives que son maître réserve à d’autres, est superbement mis en scène par le duo d’artistes.

Alors que Londres sombre peu à peu dans une atmosphère de chaos et de mort, avec un nombre croissant de victimes vidées de leur sang, le récit atteint son climax. Van Helsing, moqué par Seward pour ses théories ésotériques, prend finalement le rôle de l’homme de raison face à l’inexplicable. Et le final demeure un chef-d’œuvre d’émotion et de tension dramatique. Renfield, déchiré entre sa loyauté envers Dracula et ses propres tourments, se met à nu dans une confession poignante. Il révèle sa propre humanité, encore présente sous la folie, faisant écho à la lutte interne de chaque personnage contre l’influence de Dracula. 

Avec Dracula, James Tynion IV et Martin Simmonds réussissent à insuffler une modernité saisissante au mythe tout en conservant l’essence gothique qui a fait le succès du personnage. Les interactions complexes et désordonnées entre Renfield, Seward, Lucy et Mina redonnent une épaisseur psychologique aux personnages. Par ailleurs, les dessins, souvent impressionnants et à la frontière de l’abstrait, renforcent cette atmosphère oppressante et malsaine qui hante chaque page. Une très belle réussite.

Dracula, James Tynion IV et Martin Simmonds 
Urban Comics, octobre 2024, 128 pages

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