Dans cette œuvre de Damien Marie et Laurent Bonneau, l’expérience de la vie ordinaire et la quête de l’épanouissement coexistent, occasionnant des contrastes douloureux. Ceux qui me touchent se décline en une série de thèmes aussi universels que profonds, dont Fabien, le personnage principal, est le principal porte-voix.
Fabien est un Sisyphe moderne. Un personnage conditionné par la précarité économique, condamné à un labeur éternel, insatisfaisant et presque sans signification. Dans une sorte de tragédie des temps actuels, il se rend chaque jour, las, à l’abattoir, pour s’y imprégner de toutes ces odeurs et horreurs qui lui permettront, à la fin de mois, de toucher de quoi perpétuer un peu plus ce quotidien infernal. Sa souffrance demeure longtemps silencieuse. Et la précarité économique y est étroitement liée à la celle du temps, puisqu’un flux constant d’obligations exige de Fabien et de sa compagne qu’ils se croisent à peine, qu’ils se reposent trop souvent sur des tiers pour la garde de leur enfant Élisa, cinq ans à peine. Le quadragénaire et sa compagne, elle-même soumise aux cadences infernales du secteur hospitalier, sont pris dans le tourbillon de la vie quotidienne, et leurs interactions ne sont plus marquées que par l’incompréhension et l’éphémère.
Quand les histoires fictives d’Élisa trouvent étrangement écho dans le monde réel, cela bouleverse la vie de Fabien. Et si ces coïncidences constituaient le petit coup de pouce nécessaire à la reprise en main de sa propre existence ? Il ne tarde pas à rencontrer une artiste autiste qui tatoue des cochons et lui présente une voie potentielle vers l’accomplissement personnel. Car à certains égards, cette jeune femme va devenir une figure de transition à travers laquelle il peut envisager une vie au-delà de l’abattoir. Il entrevoit enfin la possibilité d’échapper à son travail aliénant et de se créer une existence plus riche (dans tous les sens du terme), en devenant agent et en promouvant son travail.
Cette notion de peinture sur les cochons présente une tension intéressante entre le banal et le sublime. Le cochon, souvent associé à l’ordinaire et à la bassesse, devient ici une toile pour l’expression artistique et un tremplin potentiel vers la réalisation de ses aspirations. Fabien rêve de quelque chose de plus grand. Il a fait sa part de sacrifices et entend revoir les fondements de sa vie. Damien Marie et Laurent Bonneau lient étroitement cet état de fait à un animal disgracieux, qui constituait un point d’ancrage dans son horizon cloisonné, et qui se retrouve du jour au lendemain nanti d’une nouvelle fonction symbolique.
Esthétique visuelle
La palette chromatique de Laurent Bonneau dans Ceux qui me touchent fonctionne comme un contrepoint visuel aux thèmes de la précarité et de la quête d’accomplissement. Les dessins, parfois crépusculaires, mettent en saillie les sentiments de lassitude et d’impuissance, qui définissent l’existence de Fabien. Parallèlement, ces illustrations apportent un sentiment de poésie, offrant une vraie sensibilité visuelle. On notera l’usage systématique d’une teinte prédominante : le temps d’une scène, le jaune, le vert, l’orange ou le rose viennent en alternance se fondre dans les planches du dessinateur.
Une œuvre dense
Ceux qui me touchent explore à la fois l’époque moderne, caractérisée par la précarité de l’existence, et ses effets psychologiques sur les individus. Fabien aspire à trois choses : l’accomplissement personnel, la plénitude familiale et la beauté dans le quotidien. Mais les injonctions de la vie ordinaire l’entravent dans ses ambitions, somme toute universelles et modestes. Damien Marie et Laurent Bonneau n’ont pas besoin de recourir à l’artifice ou au spectaculaire pour soumettre aux lecteurs une œuvre profonde et touchante. Il leur suffit de scruter derrière nos attentes et nos fêlures les plus banales…
Ceux qui me touchent, Damien Marie et Laurent Bonneau
Bamboo, août 2023, 224 pages