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« Batman Arkham : Double-Face » : anthologie de la dualité

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Double-Face figure parmi les méchants les plus iconiques de l’univers DC Comics. Batman Arkham : Double-Face rassemble plusieurs de ses histoires, des premières apparitions en 1942 jusqu’aux retours récents de 2008 ou 2013.

Initialement appelé Kent, jusqu’à ce que son nom soit modifié pour éviter toute confusion avec un célèbre super-héros kryptonien, Harvey Dent a la particularité d’avoir effectué des bonds réguliers d’un côté à l’autre de la frontière criminelle. Dans The Dark Knight, Christopher Nolan expose avec à-propos la dualité du personnage : ancien procureur incorruptible, il sombre corps et âme dans la criminalité après un grave traumatisme (dont les versions diffèrent sensiblement au cours du temps et des œuvres). Cette duplicité, symbolisée par le lancer d’une pièce de monnaie dont les deux faces déterminent ses actes, le rapproche beaucoup de Batman, qui est à la fois un milliardaire célèbre et un justicier à l’identité tenue secrète, un homme solaire et un super-héros sépulcral. Double-Face est l’alter ego d’Harvey Dent exactement comme l’est Batman pour Bruce Wayne.

Les origines par Bill Finger et Bob Kane

Bill Finger et Bob Kane ont jeté les bases du personnage dès 1942-1943, à travers un triptyque rassemblant « Les Crimes de Double-Face », « Celui qui menait une double vie » et « La Fin de Double-Face ». On y découvre, dans des cases quelque peu écrasées par les dialogues ou les cartouches, comment un procureur couru par les médias et promis au plus bel avenir politique a pu se rendre au dernier degré de l’abjection après avoir été la cible d’un jet d’acide de la part du criminel Moroni. Défiguré, Harvey Dent suscite les commentaires désobligeants et les réactions outrées des passants. Pis, il voit sa femme Gilda se détacher de lui. Et comme nous sommes au début des années 1940, le seul médecin capable de lui rendre son apparence passée… a été expédié dans un camp de concentration nazi.

Dans des histoires souvent commentées naïvement par leurs propres protagonistes (l’énonciation et la démonstration ont encore largement le dessus sur la suggestion), n’acceptant en aucun cas le rejet dont il fait désormais l’objet, Harvey va se muer en Double-Face et laisser une pièce de monnaie dicter sa conduite. Ses actes seront diurnes ou nocturnes, au service du bien ou du mal, selon ce que le hasard décidera. Cela aboutira logiquement à une opinion publique aussi divisée à son sujet que peut l’être le personnage.

Des récits dessinés par Dick Sprang à l’après-Comics Code Authority

En 1952 et 1954 voient respectivement le jour « Les Doubles crimes de Double-Face » (Don Cameron et Dick Sprang) et « Le Retour de Double-Face » (David Vern Reed et Dick Sprang). La première histoire met en scène un imitateur, tandis que la seconde voit Harvey Dent, qui a recouvré son apparence initiale, intervenir lors d’un cambriolage et être aussitôt victime d’un incendie mettant à mal tout le travail réalisé par son chirurgien. Il redevient alors Double-Face et s’en prend à Batman et Robin à travers une pièce de monnaie géante que ne renierait pas le sculpteur suédois Claes Oldenburg.

Le personnage de Double-Face fait ensuite les frais du Comics Code Authority, un organisme d’autorégulation créé en 1954 selon le modèle du Code Hays cinématographique. Il ne réapparaît ainsi dans l’album qu’en 1971, plus moderne et plus noir, à l’occasion de « La Face du mal », de Dennis O’Neil et Neal Adams. Le Commissaire Gordon est là, le Batsignal aussi, Batman collabore avec les services de police et Double-Face cherche à se débarrasser du Chevalier noir tout en mettant la main sur un trésor caché dans une goélette à deux mâts. Le lecteur ne peut nier que plus de quinze années se sont écoulées depuis les essais dessinés par Dick Sprang, tant les planches paraissent plus élaborées, plus actuelles, plus sombres, plus cinégéniques.

« Justice truquée », pour tout savoir sur le personnage de Double-Face

Cette anthologie consacrée à Double-Face constitue un double témoignage des plus précieux. Non seulement elle permet de mettre en perspective le personnage d’Harvey Dent à travers les différentes histoires qui ont contribué à son assise narrative et à l’élaboration de sa mythologie, mais elle possède en outre une valeur testamentaire quant à l’évolution des comics, de leur texture ou de la place qui y est respectivement dévolue aux textes et aux images.

« Justice truquée », publié en 1990, apporte ainsi un éclairage inédit sur le personnage de Double-Face. Andrew Helfer et Chris Sprouse livrent une histoire dense, aux nombreuses ramifications. Tout débute par un tueur en série s’en prenant aux personnages âgées. Le capitaine Gordon commente avec sarcasme : « On les ignorait. Ils étaient invisibles. Mais il suffit qu’on répande leur sang dans les rues de la ville pour qu’ils deviennent nos plus estimés citoyens. » Rudolph Klemper, « médecin des stars », est rapidement inculpé, mais rien ne se passe comme prévu. « Le cirque est ouvert au public. Les spectateurs ont afflué en masse pour voir les clowns de la justice et les jongleurs de vérités travailler sous la direction de Klemper. » Les choses se compliquent pour les défenseurs de la justice. Le respecté docteur apparaît aussi fourbe et dual que le sera bientôt Double-Face. Rudy, son « passager clandestin » (pour reprendre une formule chère à Dexter Morgan), laisse libre cours à ses déviances criminelles, mais en cas d’ennui, c’est Rudolph, l’honorable savant, qui réapparaît et assure, imperturbable, la défense de son double luciférien. Les preuves étant une nouvelle fois insuffisantes (Batman n’est décidément pas un enquêteur classique), Klemper est libéré au grand dam du Chevalier noir et de ses acolytes Gordon et Dent.

Tandis que les relations du trio sont passées au crible, une réflexion est entamée au sujet des entorses à la loi qui seraient, ou non, acceptables pour préserver la société des criminels que la justice ne parvient pas à arrêter. Sans surprise (il s’agit d’une anthologie consacrée à Double-Face), Harvey Dent fait l’objet d’un traitement minutieux : Andrew Helfer et Chris Sprouse reviennent sur son enfance douloureuse, sur ses relations toxiques avec son père ou encore sur l’histoire de la pièce de monnaie. Dans un signe avant-coureur, ils ornent le visage du procureur d’un étrange reflet vert, puis actualisent l’épisode du jet d’acide et font de Fields, l’assistant d’Harvey, un fonctionnaire corrompu en cheville avec les criminels. Dans un récit passionnant, on en apprend davantage sur le background familial et psychologique d’Harvey : suspendu et exclu de l’école, atteint de schizophrénie hébéphrénique, placé sous l’autorité d’un père alcoolique et probablement violent, il semblait prédestiner à devenir Double-Face, un individu travaillé en profondeur par le bien et le mal.

Double-Face à l’époque contemporaine

« Crime et châtiment » (1995), de J.M. DeMatteis et Scott McDaniel, explore plus avant les relations filiales entre Harvey et son paternel. Les règlements de comptes ont cette fois lieu sur un plateau télévisé, ce qui constitue une critique sommaire mais efficace de la télé-poubelle. La schizophrénie du personnage transparaît clairement à travers ses dialogues intérieurs. Plus loin dans l’album, « Deux comme moi » (1996), de Bruce W. Timm, se distingue en tant qu’unique récit en noir et blanc, tandis que « Destin aléatoire » (2008), de David Hine et Andy Clarke, place un pompier défiguré face à Harvey Dent. Dans un jeu d’influences mutuelles, c’est le médiateur qui semble sortir affecté de cette rencontre, qui se solde par une fin ouverte.

Batman Arkham : Double-Face, collectif
Urban Comics, février 2021, 336 pages

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