Avec cette BD, Bruno Loth effectue un devoir de mémoire vis-à-vis de son père Jacques. Sous-titrée « Mémoires d’avant-guerre » la BD se concentre donc sur les souvenirs de Jacques Loth.
Sur le principe, on peut imaginer le dialogue de Bruno Loth avec son père un peu comparable à celui de Jacques Tardi avec son propre père en vue de l’ouvrage en trois parties Moi René Tardi, prisonnier de guerre au stalag II B. Évidemment les événements racontés ici sont moins tragiques. Il n’empêche que ces Mémoires d’avant-guerre méritent largement la découverte, non seulement parce que Bruno Loth est un artiste de qualité, mais aussi parce que les souvenirs de son père valent pour l’ambiance d’une époque, son état d’esprit.
Petite et grande histoire
L’album commence en 1935, à Bordeaux, quand Jacques se fait embaucher aux « Chantiers maritimes du sud-ouest ». A 16 ans, il a fait le choix d’arrêter ses études pour devenir apprenti. Il va découvrir l’univers du travail à une époque particulièrement intéressante, historiquement parlant. La Grand guerre date de moins de 20 ans et les luttes syndicales œuvrent pour le progrès social. Jacques est un peu jeune pour en saisir toutes les implications, mais il est témoin de manifestations et de leur ambiance, ainsi que de la victoire électorale qui permit l’accession de Léon Blum au pouvoir. Arrive l’été 1936 et les premiers congés payés.
Itinéraire personnel
C’est sur le plan des souvenirs personnels que Jacques se montre quand même le plus intéressant. Sans doute assez pudiquement, il a raconté son initiation amoureuse à son fils, avec des situations typiques de l’époque, qui prêtent à sourire. On a également droit à l’évocation de sa rencontre avec une jeune fille lors de sorties associatives. Cette partie aborde un volet très représentatif de ce qui se faisait à cette période. Les jeunes n’avaient pas encore l’habitude d’aller facilement à droite ou à gauche. Ils découvraient un extraordinaire sentiment de liberté (que Jacques éprouve déjà rien qu’en utilisant un vélo, le vieux biclou que son père lui sort à un moment). La vie associative s’organise autour de mouvements comme celui regroupant les auberges de jeunesse.
Ambiance au travail
L’autre aspect intéressant de cette BD concerne tous les souvenirs du travail aux Chantiers maritimes. On découvre la stature impressionnante des bateaux en chantier, notamment « L’Indochinois » que Jacques verra sortir de l’atelier. On découvre aussi les ouvriers au travail, avec par exemple des métiers comme celui exercé par les très jeunes chauffeurs de clous et leur façon très particulière d’expédier ces clous chauffés au rouge, à ceux qui en ont besoin. Un métier qui n’existe probablement plus. Plusieurs scènes de ce genre donnent une bonne idée de l’ambiance dans ce chantier. Très révélateur aussi, le constat que Jacques fait plusieurs fois au sein de cette entreprise d’envergure : chacun se comporte de façon à préserver son territoire. Ainsi un chef d’atelier peut trouver le moyen de faire comprendre à un ingénieur dont la bobine ne lui revient pas qu’il doit le laisser travailler tranquillement, sinon il peut lui en coûter. On observe également les rivalités qui peuvent mener à des bagarres. Et puis, il règne un état d’esprit que Jacques ne comprend que progressivement, alors que toutes et tous attendent qu’il paie son coup pour fêter son embauche. Jacques peut-il résister à la force de persuasion exercée par cette société (qui se comporte comme une famille) qu’il vient d’intégrer ?
Le passé sans recherche passéiste
Le dessin de Bruno Loth est assez séduisant. Il combine l’utilisation de la plume pour les traits noirs, de crayons mais aussi de l’aquarelle pour les couleurs. De manière générale, l’album est dans des tons plutôt gris et bleu (nuances pas spécialement éclatantes), une gamme de couleurs qui convient bien à ce qu’il veut montrer : des souvenirs. Quelques touches de couleurs plus vives (rouge notamment) accentuent certaines impressions.
Aspects techniques
Globalement, l’album est agréable, surtout parce que le dessin avec une technique à l’ancienne bien éprouvée est d’une grande lisibilité (rarement plus de trois bandes par planche). On sent bien que Bruno Loth décrit des faits et personnages réels, avec l’affect qui l’accompagne. Très à l’aise pour faire sentir les détails qui comptent à ses yeux, il se montre moins à son avantage sur le scénario que je trouve un peu léger par moments. Globalement, l’album donne plusieurs fois la sensation de passer d’une anecdote à l’autre sans véritable transition ou lien tangible, sinon la progression temporelle. Ainsi, on passe de 1935 à 1936 sans le réaliser vraiment. De plus, on ne réalise qu’en cours d’album pourquoi Jacques a abandonné ses études (maladie de la mère = ressources financières délicates), sans que jamais il donne le sentiment d’accepter un quelconque sacrifice.
Héritage familial
Enfin, la personnalité de Jacques transparaît bien. Au fil des anecdotes, on sent la nature de ses relations avec son frère ainsi qu’avec sa mère. La principale influence de Jacques, c’est celle de son père, ouvrier ajusteur ayant gagné son indépendance à force d’économies pour devenir chauffeur de taxi. Anticlérical convaincu, fervent de l’aphorisme de Blanqui « Ni Dieu ni maître », il espérait pour son fils Jacques un meilleur avenir qu’ouvrier.
La valeur du travail
Alors, même si on aimerait en savoir davantage sur le personnage et sur tout ce qu’il a pu vivre, on peut retenir une chose que Jacques Loth a certainement transmise à son fils Bruno : l’amour du travail bien fait ! En complément, on trouve en fin d’album un dossier de 10 pages comprenant des documents familiaux (iconographiques notamment) et d’autres qui donnent une idée de l’atmosphère au chantier naval et enfin sur l’époque et les auberges de jeunesse.
Apprenti – Mémoires d’avant-guerre, Bruno Loth
La boîte à bulles, janvier 2011, 96 pages