Il aura fallu attendre son dix-neuvième album pour que le Grenoblois Nicolas Keramidas se lance enfin en solo dans un projet de bande dessinée. Son choix s’est logiquement porté sur une histoire autobiographique : son opération à cœur ouvert. Celui qui était jusqu’ici connu pour ses qualités d’illustrateur nous conte les traumatismes et les douleurs occasionnés par une seconde intervention chirurgicale cardiaque intervenue 43 ans après la première.
Et soudain, tout s’écroule. Le ronron quotidien, l’insouciance, les visites médicales de routine, les parties de mini-foot hebdomadaires, la vie sociale. Le souvenir jusque-là heureux d’une opération cardiaque lointaine rendue nécessaire par une malformation cardiaque appelée tétralogie de Fallot. Une intervention chirurgicale qui a été, pour le jeune Nicolas Keramidas, davantage l’occasion de pavoiser que de se plaindre : pour expliquer à ses amis ses cicatrices (qu’il arbore fièrement), il leur raconte qu’il a avalé une bille qu’on a peiné à extirper ou qu’il a été attaqué par un requin. L’imagination des enfants n’a ni bornes ni rivage. D’ailleurs, portant un regard volontiers moqueur sur lui-même, le dessinateur grenoblois explique qu’il s’est longtemps vu comme une sorte de bébé Hulk bleu. On lui avait en effet expliqué que sa malformation cardiaque occasionnait, lorsqu’il s’énervait, des marques bleues sur le corps.
L’alerte fut de nature tachycardique. Ses médecins, si rassurants jusqu’ici, lui donnent rendez-vous en urgence. Une nouvelle opération est programmée. Et partant, Nicolas Keramidas va nous livrer ses états d’âme, mais aussi les dessous d’un monde hospitalier parfois anxiogène et déshumanisant. Il y a là une précision importante à apporter : il n’est pas question de critiquer l’hôpital et le personnel qui s’y affaire – l’auteur remercie d’ailleurs les soignants dans l’appendice de son album –, mais plutôt de raconter la manière dont les patients peuvent être affectés par les processus habituels de soins. Les paroles empressées et parfois maladroites, les peurs jamais tout à fait apaisées, la nudité ou la vulnérabilité font partie d’une réalité médicale bien plus douloureuse qu’il n’y paraît. Drain, sonde urinaire, morphine, pistolet, revalidation : Nicolas Keramidas revient sur son parcours hospitalier avec des détails qui amusent en même temps qu’ils attendrissent.
Ainsi, la réanimation est présentée comme une enfance en accéléré : on réapprend à se lever, à marcher, à se rendre seul aux toilettes, à se laver, à s’habiller. À l’hôpital, les repères sont brouillés : le jour et la nuit sont supplantés par des lumières artificielles, il ne fait ni chaud ni froid, le seul horizon où s’aventurer est un couloir privé de charme. « Mon quotidien est fait de petites victoires… et de très longues attentes », précise Nicolas Keramidas, pour qui le temps semblait se dilater. Après la parenthèse hospitalière, « les premiers pas dehors sont difficiles. On a l’impression d’être un oisillon tombé fraîchement du nid et ne sachant pas encore voler ». Et, comble de la malchance, une inflammation de la vésicule biliaire va venir retarder sa rémission complète.
À coeur ouvert est un exercice d’ordre cathartique. Nicolas Keramidas explique très bien à quel point le besoin de raconter son histoire l’a tiraillé. Pour y parvenir, il a pu compter sur ses notes, mais aussi sur le journal qu’a patiemment tenu sa femme Chloé. Il en ressort un récit doux-amer, à la fois amusant et douloureux, où l’autodérision le dispute à l’expression d’un certain malaise hospitalier – et de la crainte d’y rester. Les planches sont conçues de manière à immerger le lecteur autant que possible : parfois très découpées, parfois en double page, toujours exploitées pour demeurer au plus près de l’état du patient, elles restituent avec inventivité l’effet vaporeux de l’anesthésie (un soignant devient une tortue ninja), l’expérience d’une IRM ou le réveil post-opératoire (avec des effets de clignements d’yeux). Le résultat vaut assurément la peine de s’y pencher.
À coeur ouvert, Nicolas Keramidas
Dupuis, janvier 2021, 208 pages