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Deux courts récits de Vladimir Makanine chez Gallimard

La Route est longue et Table avec tapis et carafe au milieu : ce sont deux courts romans d’une centaine de pages chacun (ce que l’on appellerait plutôt des novellas, le genre intermédiaire entre la nouvelle et le roman) que Gallimard a réunis en un volume. Les deux textes sont signés Vladimir Semionovitch Makanine, mathématicien russe de l’époque soviétique devenu romancier, décédé en 2017 à 80 ans.

La Route est longue : « Malheur à celui qui a appris l’existence du Mal ».

C’est par de subtils détails que l’on comprend que le roman se déroule dans un futur imaginaire. Nous apprenons au détour d’une conversation que « le SIDA a été vaincu au siècle dernier », et rien de plus ne viendra vraiment indiquer l’époque future où se situe l’action. Ici, pas de décor futuriste, pas d’innovations scientifiques extraordinaires, ni de voitures qui volent, etc. L’action du roman se situe essentiellement dans une usine qui fabrique des protéines animales de synthèse. Une usine perdue en plein milieu de la steppe, immense « combinat » comme l’Union Soviétique en connaissait tellement.

Publié en 1991, La Route est longue a donc été écrit dans les derniers balbutiements de l’URSS, et l’état d’esprit si caractéristique de l’ère soviétique se ressent souvent au fil des pages. Ainsi, nous avons ce « combinat » construit autour d’une usine, et où se trouvent les logements des employés, des restaurants et sans doute de nombreuses autres choses. Toute une petite ville, entourée d’une enceinte fortifiée, ne vit que par et pour l’usine.

L’autre aspect typiquement soviétique, c’est la culture du secret et de la dissimulation, voire du mensonge érigé en méthode de gouvernement. Dans ce monde futuriste, tout doit être beau, propre et lisse, complètement aseptisé. C’est ainsi que l’on a officiellement mis fin à l’abattage des animaux, préférant préparer de la fausse viande à base de protéines de synthèse. Sauf que tout cela n’est que mensonge et poudre aux yeux. L’abattage des animaux se fait toujours, toujours avec la même brutalité. Les aliments sont toujours de la vraie viande. Mais tout se fait désormais dans le plus grand secret, loin des yeux du reste de l’humanité, pour les préserver. Comme pour leur garder une certaine pureté, une innocence.

Car ne nous y trompons pas, le but de Makanine n’est pas ici de dénoncer l’abattage des animaux (bien que les scènes où il décrit les vaches à l’abattoir soient assez brutales). La question ici est celle de l’existence du Mal dans le monde et de notre rapport à lui. Ainsi, le jeune homme protagoniste de l’histoire (et dont on ne connaîtra jamais le nom, ce qui renforce le caractère métaphorique du récit et l’institue comme une fable dont il faudrait tirer une morale) a peur que, désormais qu’il connaît la vérité, on ne le laisse plus rentrer chez lui ; il serait retenu dans le combinat. Une rétention non pas dans le but de le punir d’en trop savoir, mais pour préserver l’innocence du reste du monde.

Et ainsi, l’histoire fonctionne comme l’antithèse du célèbre mythe de Platon dans La République : alors que chez le philosophe antique il fallait sortir de la caverne pour voir la vérité, et alors c’était une obligation morale d’en avertir les autres, ici celui qui connaît la vérité est retenu prisonnier pour ne surtout pas prévenir le reste du monde. Pour le préserver de la connaissance de la vérité. Car une fois que l’on connaît le Mal, il est impossible de faire machine arrière, impossible de le « dé-connaître ». Comme dans l’histoire d’Adam, Eve et le fruit défendu (histoire à laquelle Makanine fait allusion dès les premières pages du roman), c’est l’ensemble du monde qui change lorsque l’on accède à la vérité. Il ne peut plus jamais redevenir comme avant.

Vladimir Makanine interroge aussi notre sensibilité, ou notre absence de sensibilité au Mal, à la violence, à la douleur. Makanine remarque que l’insensibilité face au déferlement de violence de notre monde est devenue la norme, alors qu’une trop grande sensibilité est perçue comme maladive. Comme si souffrir à cause du Mal, souffrir de connaître le Mal, était un signe de faiblesse pathologique.

La Route est longue se présente donc comme une fable (et ne se cache pas d’en être une, comme on le lit dans la seconde partie du roman), et Vladimir Makanine nous livre un récit dense, riche en réflexion, derrière une écriture simple mais précise et minutieuse.

Une table avec tapis et carafe au milieu : l’entretien comme annihilation de l’individu.

Vous êtes convoqués à un énième entretien (pour le narrateur, c’est le 148ème). Depuis le temps, vous savez comment cela va se dérouler. Vous entrerez dans une salle dont le seul mobilier sera une table, avec une carafe d’eau au milieu. Face à vous, un secrétaire de séance et trois ou quatre personnes chargées de vous interroger.

Dans ce roman, Makanine va se plaire à décrire ces personnes qui sont face à vous. Il y a le politicien qui va faire semblant de dominer tout le monde avec sa longue expérience, mais qui a surtout peur de se retrouver un jour de l’autre côté de la table, tant sa place est précaire. Il y a le jeune loup ou la femme stricte qui ne laissera rien passer.

Table avec tapis et carafe au milieu n’est pas à proprement parler un  récit. Makanine ne raconte pas l’entretien. Son but est de tirer de cela des éléments caractéristiques de l’histoire russe. Car cet entretien, qui nous fait inévitablement penser aux actions du KGB de l’époque soviétique, Makanine en fait remonter les racines au plus loin, jusqu’à Byzance, voire Rome.

Le but de votre présence ici n’est pas de prouver votre culpabilité. Non, ce point est déjà certifié depuis longtemps : tout le monde est coupable de quelque chose, il faut juste que vous en preniez conscience. D’ailleurs, à cet entretien, il n’y a aucun représentant de la police. Ce n’est pas un jugement pénal, c’est un « jugement social » : c’est la capacité de l’individu à se fondre dans la société, à représenter la société, à accepter et représenter ses valeurs, qui est jugée ici. Est-il le bon « homo sovieticus », le bon Russe, le bon père, le bon fils, le bon mari, frère, employé… Correspond-il aux critères de la bonne société de son temps ? En cela, nous sommes tous jugés de cette façon, constamment.

« Commence le désir de possession totale – pas uniquement l’âme. La possession veut être sans limites. Des questions, ça déshabille, ça dénude. Interroger quelqu’un, c’est déjà user de lui. La possibilité de pénétrer dans une âme et de l’explorer s’apparente à la possession. »

Le véritable enjeu de cet entretien, c’est de vous rappeler que vous appartenez entièrement à l’Etat. Vous êtes complètement dépossédé de vous-même. Vous ne vous appartenez pas. Ces interrogatoires qui vont chercher jusqu’aux plus infimes détails de votre vie, vos relations avec vos parents, votre femme ou vos enfants, le comportement de votre frère à l’usine, tout cela n’a pour but que de vous rappeler cette vérité essentielle : votre vie est entièrement l’objet de l’Etat.

C’est sans doute cela, cette caractéristique typiquement russe que Makanine cherche à débusquer à travers cette pratique des interrogatoires permanents. La théorie politique de l’autocratie stipule clairement que seul le dirigeant de l’état est un être humain libre et possédant, tous les autres (depuis les humbles paysans jusqu’aux membres de la famille impériale) étant ses esclaves. C’est sans doute cela qui traverse les âges dans l’histoire de la Russie, cette annihilation de l’individu contenue dans la doctrine de l’autocratie.

Et Makanine de décrire l’angoisse qui accompagne ces entretiens, les nuits d’insomnie, la somatisation de l’angoisse… Nous sommes seuls face à l’Etat, face à cet appareil monumental dont les tentacules s’immiscent partout dans vos vies. Seuls face à un monstre inconnu et sans visage : ces personnes qui vous interrogent changent tout le temps, et en même temps ce sont toujours les mêmes.

A travers ces deux récits, Vladimir Makanine fait preuve d’un sens aigu de l’observation et d’une grande capacité à tirer des réflexions philosophiques ou politiques à partir de faits simples et quotidiens. Son écriture d’apparence simple creuse scrute la psychologie de ses personnages et leurs intentions plus ou moins manifestes. Ce sont surtout deux textes politiques dans lesquels Vladimir Makanine s’attache à décrire la relation de l’individu face à l’Etat, à ses mensonges et sa violence. Ce livre nous permet de découvrir un écrivain russe peu connu mais qui mérite d’être lu.

La Route est longue / Une table avec tapis et carafe au milieu, Vladimir Makanine
Gallimard, septembre 1994, 224 pages