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L’Idiot, de Fedor Dostoievski, l’amour qui sauve le monde

Écrit entre Le Joueur et L’Eternel Mari, L’Idiot fait partie des grands romans de Fedor Dostoievski, une œuvre déroutante, dense, et le portrait d’un personnage inoubliable et insaisissable.

Certains des contes populaires russes ont un personnage de héros paradoxal surnommé Ivan-Dourak (littéralement Ivan le Crétin). Dans ces contes, la famille idéale contient trois enfants : le premier représente la force physique, le deuxième l’intelligence un peu sournoise, et le troisième, c’est Ivan-Dourak (voir, à titre de comparaison, la composition de la famille Karamazov dans le chef d’œuvre de Dostoievski).
Attention, cette appellation de “crétin” lui est donnée par les autres, souvent par ses frères en personne, essentiellement parce qu’il est un personnage marginal, incompréhensible, n’agissant pas selon les normes admises dans la société. On se moque régulièrement de lui, on l’insulte, mais finalement c’est lui qui résout les énigmes émaillant le conte et qui, à la fin, épouse la princesse. Ivan-Dourak est finalement dans un entre-deux, à la fois héros et rejeté par les autres.
Il y a quelque chose de similaire dans le personnage d’Idiot incarné en Lev Nikolaevitch Mychkine. Il est intéressant de constater que tous les (nombreux) personnages qui gravitent autour de lui tout au long du roman hésitent en permanence. Le premier réflexe est de le prendre pour un idiot. Donc, pour quelqu’un devant qui on peut tout dire, puisqu’il ne comprendra jamais rien. Mieux, on peut même se permettre de l’insulter face à face, de lui balancer du “idiot” en plein visage dès que quelque chose ne fonctionne pas comme prévu.
Puis, au fil de l’histoire, les avis se font moins tranchés, plus hésitants. Mychkine serait-il vraiment un idiot ? Ne serait-il pas, au contraire, extrêmement fin, intelligent, voire rusé ? Son plan ne consisterait-il pas à se faire passer pour un idiot pour endormir les vigilances ?
L’une des forces de la narration adoptée par Dostoievski, c’est de ne pas nous apporter de vérité toute faite. Le lecteur est finalement placé dans la même situation que les personnages du roman, ne sachant jamais avec certitude quelle est la situation du personnage. Contrairement aux romans occidentaux de la même période (autour de 1860-1870), les romans de Dostoievski ne fournissent pas de vérité absolue. Certains épisodes du roman resteront toujours dans le flou, le vague, l’inexpliqué.
Ce flou concerne aussi bien la maladie que le caractère même de Mychkine. Comme Ivan-Dourak, Mychkine est à la fois l’idiot et le héros. Il semble doté d’une empathie extraordinaire avec les personnes qu’il voit autour de lui, étant capable, en un rien de temps, de saisir les contradictions, les problèmes, les douleurs enfouies au plus profond des gens. Et dans le même temps, il semble parfaitement incapable de connaître les plus évidents mécanismes de la vie sociale. Parfois, il est totalement mutique, comme incapable de proférer le moindre son, et à d’autres moments il est pris d’une logorrhée verbale intarissable, même en sachant qu’en agissant ainsi, il se ridiculise aux yeux du “beau monde” qui l’entoure.

Cette ambiguïté est également politique, ce qui ruine toute tentative d’interprétation politique du roman.
Le roman de Dostoievski est divisé en quatre parties de longueurs à peu près égales.
Le chapitre 7 de la quatrième partie nous montre le prince Mychkine invité d’honneur (plus ou moins malgré lui) d’une soirée mondaine où on doit peser son poids comme prétendant de la belle Aglaïa Ivanovna Epantchina. Or, lui qui, d’habitude, reste très mesuré dans ses propos, voire même taiseux, le voilà qui s’épanche au-delà de toute mesure, créant un spectacle autour de ses propos dans lesquels, entre autres, il dit que le catholicisme est pire que l’athéisme.
La réaction des autres invités, réunis autour de lui, varie entre la gêne, la compassion et l’envie de rire. Puis, un des invités tranche dans le débat en qualifiant Mychkine de “slavophile”.
Qu’est-ce qu’un slavophile ?
Pour le comprendre il faut remonter au milieu du XIXème siècle. Le débat sur la nation russe fait alors rage. Il oppose deux camps.
D’un côté, les Occidentalistes, qui pensent que la Russie doit se réformer en suivant les exemples occidentaux : droits de l’homme, liberté de culte, liberté de la presse, transformation de l’autocratie en une monarchie parlementaire à la britannique, etc.
De l’autre côté, les Slavophiles. Pour eux, la Russie suit une voie qui lui est propre et qui n’est ni occidentale, ni orientale. Pour les slavophiles, l’identité russe repose sur trois piliers : la langue, l’autocratie et l’orthodoxie. Si on devait faire une simplification excessive, on pourrait dire que les slavophiles représentent une droite conservatrice, nationaliste et religieuse.
Dans le premier camp, on a des écrivains comme Pouchkine, Lermontov ou Tourgueniev.
Parmi les slavophiles, on retrouve Gogol et Dostoievski.
On serait donc tentés d’interpréter Mychkine comme un représentant de l’écrivain. mais ce serait ne pas tenir compte de plusieurs facteurs.
D’abord, dans ses romans, Dostoievski n’a quasiment jamais créé de personnage à son image. On peut, bien évidemment, le reconnaître à travers Le Joueur ou dans les Souvenirs de la maison des morts, mais c’est bien tout. Mychkine ne représente pas Dostoievski.
Mais surtout, ce jugement sur la slavophilie de Mychkine est contrebalancé, à plusieurs reprises, par des propos opposés, qualifiant le prince de “démocrate”, surtout par ses propos contre la peine de mort.
En politique, les discours de Mychkine sont nombreux, mais ils sont décousus et reflètent la personnalité insaisissable du protagoniste. Là aussi, nous avons un personnage qui n’est pas stable, comme l’ensemble du monde décrit dans le roman.

Cette volonté de ne pas apporter de réponse stable est une caractéristique troublante de ce roman. Elle est doublée d’une position assez originale : L’Idiot est un roman qui n’a pratiquement aucune action. Et les rares choses qui s’y déroulent sont, elles aussi, soumises au doute. Mychkine a-t-il vraiment vu quelqu’un le menacer d’un couteau ? Que s’est-il passé lors de ces six mois d’ellipse entre la première et la seconde partie ?
Ce qui importe, ici, ce sont les impressions, les émotions qui se dégagent du roman. Dostoïevski nous plonge en immersion émotionnelle auprès de ses personnages. Le but est de mettre au point une immense empathie, et c’est elle qui est au centre du roman.
Les personnages de Dostoievski sont habituellement tiraillés entre des attitudes contradictoires. L’exemple majeur ici est Nastasia Philippovna, qui est sans doute, avec Mychkine, l’autre personnage principal du roman (sauf que Mychkine est omniprésent alors que Nastasia Philippovna, par un jeu littéraire passionnant, est presque totalement absente du roman, et presque toujours présente en tête des préoccupations des autres personnages). Elle est sans cesse tiraillée entre son amour pour Mychkine, qui la forcerait à mener une vie pure, et la fuite loin du même Mychkine, car elle se croit trop irrémédiablement impure pour pouvoir l’approcher. Mychkine lui-même est tiraillé entre Nastasia Philippovna et Aglaïa, entre amour-pitié et amour-sentiment. L’action du roman se resserre donc entre quatre personnages qui se regroupent deux par deux, comme des pôles magnétiques : Nastasia Philippovna et Aglaïa, Mychkine et Rogojine.

L’Idiot est un roman marqué par la maladie et la mort. Dès le premier chapitre, Mychkine se présente comme un malade revenant d’une longue cure en Suisse. Nastasia Philippovna est fréquemment qualifiée de folle. Deux personnages n’en finissent pas de mourir tout au long du roman. L’ensemble de la société paraît d’ailleurs malade
La maladie de Mychkine donne au personnage un statut particulier. Il est à la fois plus sensible, plus empathique, et en même temps plus fragile et plus inadapté à la vie mondaine. Il est aussi intéressant de constater que, telles qu’elles sont décrites par Dostoievski, les crises d’épilepsie de Mychkine ressemblent à des crises mystiques. Or, s’il est évident que le prince est une figure christique, le rôle de la maladie dans cette élévation spirituelle apporte un arrière-goût particulier. Dostoievski, qui se méfiait des grandes théories, fait de son personnage un exemple, presque malgré lui, de charité chrétienne. Pour l’auteur, c’est l’amour qui peut sauver l’humanité (voir le personnage de Sonia dans Crime et châtiment, par exemple). Mychkine, c’est l’exemple de cette charité exercée dans un monde qui ne la comprend pas ou, du moins, ne veut pas la recevoir.
Mychkine se retrouve finalement être une illustration du propos de Saint Paul :

“La charité est patiente, elle est pleine de bonté ; la charité n’est point envieuse ; la charité ne se vante point, elle ne s’enfle point d’orgueil,
elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s’irrite point, elle ne soupçonne point le mal,
elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité ;
elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.”
(1 Corinthiens chapitre 13, versets 4 à 7)