Paru en 2006, lauréat du prix Bram Stoker, Histoire de Lisey est une des grandes réussites de Stephen King, un roman dense, complexe, aussi intelligent qu’émouvant, où il aborde les thèmes du deuil et de la création littéraire tout en rendant hommage à son épouse.
« Certaines choses sont comme une ancre, Lisey, tu te souviens ? »
Il arrive un certain point où les appellations comme “le roi de l’horreur” ou “le maître de l’épouvante” peuvent desservir Stephen King. En effet, l’écrivain est beaucoup plus qu’un auteur de romans d’épouvante : King est un des grands écrivains psychologiques contemporains. L’horreur, quand elle est là (et ce n’est pas le cas dans tous les romans, c’est même de moins en moins le cas au fil du temps) dérive toujours de la psychologie de ses personnages, qu’ils soient seuls ou en communauté (comme dans Salem, Bazaar ou Dôme). King s’attache toujours à décrire les obsessions, les peurs, les “parts des ténèbres” qui gisent en chaque personnage, et c’est lorsque ces ombres prennent le dessus que l’horreur s’installe. L’horreur n’est jamais une fin en soi et elle ne débarque jamais comme un cheveu sur la soupe.
Lorsque l’on comprend que c’est la psychologie de ses personnages qui prime chez King (avec, parfois, un aspect politique, comme Dôme), on est moins surpris de découvrir des romans dénués d’horreur, comme Joyland ou 22/11/63. Ce qui unit l’oeuvre du romancier de Bangor n’est pas l’épouvante, mais une description de l’Amérique par la face sombre, entre fanatisme religieux, alcoolisme, fascination pour les armes et la violence et une nature qui peut parfois être terrifiante.
L’oeuvre de Stephen King est aussi très fortement empreinte d’un caractère autobiographique. On ne compte plus le nombre d’écrivains ou d’artistes représentants King lui-même ou mettant en scène ses propres peurs (on peut songer à Duma Key, par exemple). Au sommet de cette logique, l’écrivain de Bangor se met en scène lui-même dans la saga de La Tour Sombre.
C’est un peu tout cela qu’il faut avoir en tête lorsque l’on s’embarque dans ce long roman qu’est Histoire de Lisey (750 pages). Très vite, le dispositif mis en place ne peut que nous amener à établir des liens entre le roman et la réalité vécue, non seulement par King lui-même, mais aussi et surtout par son épouse Tabitha (à qui le roman est dédié).
Lisey est la veuve d’un écrivain très célèbre, apprécié aussi bien par le public que par les instances intellectuelles universitaires, Scott Landon. De fait, elle a mené sa vie constamment à l’ombre du “grand homme”, le suivant dans ses conférences ou ses lectures publiques, mais surtout vivant au rythme de ses terreurs maladives. Elle est celle qui restait tout le temps en coulisses, dans l’ombre, mais au fil du roman on comprend qu’elle est aussi celle sans qui il n’y aurait pas eu de Scott Landon, tant celui-ci aurait été consumé par les terreurs remontant de son passé.
Lisey est celle qui sauve Scott Landon à plusieurs reprises. Il n’y a pas le moindre doute qu’en faisant de cela le coeur même de son roman, King a pensé à sa propre épouse et aux difficultés qu’elle a dû traverser pour sauver le grand romancier pris dans sa propre “crapouasse”. Et à travers le personnage de Scott Landon, on retrouve toutes les difficultés rencontrées par King lui-même dans sa vie, entre les phases de dépressions, les fans plutôt angoissants, l’épisode où il a failli mourir et la période où King s’est enfoncé dans la toxicomanie. Histoire de Lisey est donc non seulement un grand roman sur “la femme du grand homme”, mais aussi un regard acerbe et lucide sur la vie d’un écrivain à succès.
L’une des grandes forces de King, et elle est particulièrement visible ici, c’est sa capacité à créer des images symboliques fortes qui rendent compte de la complexité de la situation sans jamais rien expliquer. C’est le cas, ici, de Na’ya Lune et de cette “mare” où “tous nous descendons”. Une mare qui renvoie à la fois à l’inspiration où s’abreuvent les écrivains et les choses sombres de la vie. Et plus on va pêcher au large, plus les prises sont glorieuses mais sombres. Na’ya Lune, c’est à la fois le lieu qui sauve et celui qui peut tuer, un endroit à la splendeur vénéneuse où il ne faut aller qu’avec parcimonie et à condition de respecter des règles strictes, sinon on n’en revient pas.
Histoire de Lisey est aussi un grand roman sur le deuil, un des thèmes centraux de l’oeuvre de King. Le roman s’ouvre deux ans après la mort de Scott, mais sa veuve est toujours prise dans ce deuil dont elle ne s’extrait pas. Elle vient juste de trouver le courage d’entrer dans ce qui fut le bureau de feu son époux et de commencer à trier les articles, les livres, les manuscrits, toute une montagne (un “serpent-livre”). Cela va déclencher tout un processus mémoriel qui est le véritable sujet du roman. Toute la première moitié du roman est presque entièrement consacrée à ce parcours dans les souvenirs, un parcours parfaitement balisé qui va obliger Lisey à affronter des épisodes de sa vie qu’elle a sans cesse cherché à occulter. Petit à petit, King montre les blocages mentaux de Lisey qui vont inexorablement céder devant ce flux mémoriel.
Or, c’est justement cette capacité à affronter ses pires souvenirs qui va fortifier Lisey et lui permettre de faire face au danger bel et bien présent.
Car, même si le roman se déroule souvent au passé (la structure du roman, en constant aller-retour entre passé et présent, avec parfois trois chronologies différentes imbriquées dans la même scène, est très savamment construite), il n’en reste pas moins que Lisey n’a pas que ses souvenirs à affronter. Elle va aussi se retrouver face à un agité du bocal bien violent, comme les romans de King en regorgent depuis des décennies maintenant. Et ce sont, justement, les plongées dans sa mémoire qui aideront Lisey à affronter cet individu.
Qu’on ne s’y trompe pas, cet affrontement est bel et bien secondaire dans le roman. Secondaire en nombre de pages qui lui sont consacrées, secondaire en importance surtout.
Histoire de Lisey est un roman très riche et complexe. Les thèmes abordés sont nombreux et essentiels dans la bibliographie kingienne. La structure du roman est complexe. Certaines scènes sont très émouvantes, une scène est vraiment horrible (et elle est au centre du roman, ce qui est loin d’être un hasard). Mais ce qu’il en reste, en définitive, c’est le magnifique portrait d’une femme.
Le roman est également un incroyable laboratoire de création de vocabulaire. Scott employait tout une série de mots et expressions qui lui étaient personnels. En cela, il faut saluer le travail de la traductrice, Nadine Gassie, qui a parfaitement su adapter ces néologismes en français (et ça n’a pas dû être facile). Suffisamment de romans de King ont été mal traduits ces dernières années, saluons un travail de traduction remarquable dans ce cas précis.
En bref, tout contribue à faire de cette Histoire de Lisey un des grands romans de Stephen King, une de ses oeuvres les plus personnelles, déroutantes (il n’est pas facile d’entrer dans le romans, car les nombreuses questions du début ne trouvent leurs réponses, parfois, que trois cents pages plus loin) et émouvantes.