Les éditions Flammarion publient Un monde sans travail, de Daniel Susskind. Réflexion indispensable à l’heure où les intelligences artificielles prennent de plus en plus de place dans le monde professionnel, cet essai interroge la nécessaire réorganisation de nos sociétés dans un avenir relativement proche.
Dans son ouvrage Un monde sans travail, Daniel Susskind examine les implications de la révolution technologique et de l’essor des intelligences artificielles sur l’emploi, et plus spécifiquement sur la répartition des tâches. Pour ce faire, il différencie celles supposées aisément automatisables – car répétitives et ordinaires – et celles qui demeurent plus difficilement assimilables par des machines – parfois pour des motifs économiques ou culturels. À mesure qu’il déploie son argumentaire, l’auteur explique que le modèle ALM, selon lequel un travail ne peut être effectué par un robot que s’il est routinier, est aujourd’hui dépassé. La conception des IA ne cherche plus à mimer l’intelligence humaine, mais plutôt à aboutir au résultat escompté quels que soient les procédés employés pour y parvenir. C’est ce qui explique par exemple que le programme informatique AlphaGo a pris le dessus sur Lee Sedol en réalisant des coups généralement proscrits par les joueurs de go professionnels.
La seule rationalité computationnelle ne suffit plus à rendre compte des capacités des nouvelles intelligences artificielles, qui peuvent se révéler créatives et qui concourent à un empiètement des tâches croissant (manuelles, cognitives ou émotionnelles). Ce dernier point est capital dans la démonstration de l’économiste : plus la puissance de calcul informatique se développe – et elle le fait à une vitesse folle –, plus les machines se montrent capables de deep learning, et plus elles tendent à prendre à leur compte des tâches qui, auparavant, restaient l’apanage des hommes. Les premières victimes de cette révolution technologique ont été enregistrées dans les champs, puis dans les usines, mais ce sont désormais les employés moyens qui font les frais de l’automatisation progressive de leur travail. Et Daniel Susskind n’omet pas de préciser, dans un même élan, que les avocats, les architectes, les artistes ou les médecins voient désormais, eux aussi, leur profession redéfinie touche par touche par ces IA capables de constituer des dossiers juridiques, d’analyser la nature d’une anomalie cutanée ou de composer des bandes sonores originales.
Partant de ce constat, Daniel Susskind imagine un futur caractérisé par un chômage technologique frictionnel, puis structurel. Si John Maynard Keynes imaginait une semaine de travail de 15 heures ou que Wassily Leontief arguait que les robots remplaceraient les hommes comme la voiture l’a fait en son temps avec les chevaux, ces prédictions s’accompagnent de toute une série de questions sur lesquelles l’auteur revient amplement. La première doit conduire, selon lui, à un Big State capable de redistribuer les richesses de manière à lutter contre les inégalités socioéconomiques, et qui se montrerait apte à réguler des secteurs ou des entreprises stratégiques, à l’instar des GAFA, qui capitalisent pour partie ou entièrement sur l’exploitation des données personnelles de leurs utilisateurs.
Un monde sans travail déconstruit l’idée schumpeterienne selon laquelle les nouvelles technologies entraîneront, de manière quasi mécanique, un redéploiement de la main-d’œuvre vers de nouvelles opportunités de travail. Daniel Susskind énonce trois grands écueils rendant peu probable un banal « ruissellement » des travailleurs, liés au savoir-faire (les compétences nécessaires pour occuper les nouvelles fonctions qui seraient créées), à la géographie (les endroits où seraient concentrées ces nouvelles fonctions) et à l’identité (un travailleur n’acceptera pas forcément sa requalification dans une nouvelle fonction). L’économiste revient par ailleurs sur l’étude menée par Marie Jahoda en milieu naturel : la chercheuse en psychologie sociale a en effet documenté la perte de sens qui accompagne souvent le désœuvrement. Se retrouver du jour au lendemain sans travail, c’est être diminué, dans son importance, dans son estime de soi et dans sa volonté propre. Là encore, le Big State a des missions primordiales à mener. Daniel Susskind évoque par exemple le revenu universel (selon des modalités à définir), une intervention des pouvoirs publics dans l’éducation (pour demeurer au plus près des nouvelles attentes professionnelles), voire dans la sélection des loisirs ou dans la mise à disposition d’emplois subventionnés.
La réflexion est vaste, complexe et transversale. Cet essai passionnant contribue utilement à en défricher le terrain.
Un monde sans travail, Daniel Susskind
Flammarion, janvier 2023, 432 pages