Frapper l’épopée d’Alice Zeniter (Flammarion) et Jour de ressac de Maylis de Kerangal (Verticales) sont deux romans parus en septembre 2024. Le premier raconte l’histoire de Tass, professeure remplaçante, qui, après un chagrin d’amour retourne vivre définitivement en Nouvelle-Calédonie. Le second celle d’une narratrice confrontée à un cadavre non identifié retrouvé avec son numéro de téléphone dans la poche, et qui marque son retour au Havre. Deux retours aux sources pour deux héroïnes qui disent autant du monde d’aujourd’hui que de leurs autrices respectives.
Les deux autrices, Maylis de Kerangal et Alice Zeniter, publient chacune un nouveau roman en cette rentrée littéraire. Invitées de l’émission de rentrée de La Grande librairie, elles ont pu s’exprimer sur ce que signifie « être chez soi ». Pourtant, si dans leurs deux récits, il s’agit bien d’un retour en terre natale pour les héroïnes, il est surtout question d’une nouvelle appréhension des lieux, d’un nouveau regard, habité d’une étrangeté même relative. Le titre du roman d’Alice Zeniter Frapper l’épopée est révélateur. Il n’est pas question pour Tass ou la narratrice (on ne connaît pas son prénom, elle dit « je ») de Jour de ressac de continuer comme avant mais bien de faire rupture avec un récit préexistant ou une attitude attendue d’elles. Bientôt, elles seront habitées, traversées par des affaires les « concernant » (ce sont les mots par lesquels la narratrice de Maylis de Kerangal est appelée au Havre « une affaire vous concernant ») alors qu’elles auraient pu, à priori, s’en tenir éloignées. Tass parce qu’elle n’est pas Kanak et la narratrice parce qu’elle ne reconnaît pas l’homme derrière le cadavre qu’on lui présente comme la « concernant ». Pourtant, les deux femmes vont être happées par les souvenirs et par l’Histoire. Tass en croisant la route de deux adolescents Kanak, comme en se noyant dans son passé, et la narratrice au Havre en plongeant dans la mémoire d’un premier amour qui se mêle aux ruines d’une ville détruite, puis effacée et reconstruite.
Tass comme la narratrice vont déconstruire le langage préétabli sur leurs vies et leurs passés. D’ailleurs, le nom complet du personnage inventé par Alice Zeniter est Tassadith, si on osait le jeu de mots « Tass a dit », on pourrait dire qu’une voix nouvelle s’inscrit dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie ou du moins dans les récits habituels sur ses autochtones, le « peuple premier ». Avec elle s’élèvent les voix de ceux qui n’eurent pas la chance comme Louise Michel (enfermée dès août 1873 au bagne en Nouvelle-Calédonie) d’écrire leur(s) Histoire(s) et en furent donc effacés. Voilà le premier coup de poing dans l’épopée officielle. Il s’agit de se dresser contre les attendus. La narratrice de Jour de ressac ne se contente pas, elle non plus, de recevoir la nouvelle de sa présence (ou plutôt de celle de son numéro de téléphone) dans une enquête criminelle, elle agit. Ce n’est pas pour rien si Maylis de Kerangal la fait croiser deux réfugiées ukrainiennes qu’elle accompagne un moment et dont elle écoute le récit pour le retranscrire, le transmettre.
Les deux romans décrivent des trajectoires non linéaires dans lesquelles les deux autrices se mêlent. Maylis de Kerangal parce qu’elle a grandi au Havre et, en l’arpentant avec son héroïne et son écriture pulsatoire (les phrases s’étirent et dessinent des images de cinéma), transforme la ville en personnage, tout en la reliant au monde en train de se faire. Alice Zeniter qui, par un joli pas de côté, se raconte au milieu d’une histoire de déplacés et y cherche les traces de ses origines. Elle y frappe littéralement le destin en détournant son roman pour mieux y revenir. Surtout, ces deux romans se confrontent à l’étrangeté, à l’autre et déjouent les fils d’une intrigue classique. Tass et NEP (l’une des membres du groupe Kanak « empathie violente » qu’Alice Zeniter invente pour s’autoriser à les faire parler) mêlent métaphoriquement leurs corps comme Alice Zeniter mêle agression sexuelle et colonialisme pour mieux faire entendre les voix libérées qu’on peine à écouter vraiment.
Il ne reste à la fin des deux romans, et cela est frappant, que des traces. Celle laissée dans un lit pour Alice Zeniter : « le matelas gardait la mémoire d’une autre forme que la sienne ». Celle d’un visage sur le quai d’une gare pour Maylis de Kerangal : « son visage déjà flou s’effaçant à travers la lucarne voilée de poussière ». Deux échos qui s’impriment dans la mémoire des lecteurs venus autant à la rencontre de deux plumes que de peuples et de voix qui tentent d’exister dans le monde contemporain. Deux épopées modernes qui entrent en résonnances et viennent frapper nos certitudes historiques et les récits de dominants présupposés.