Le regretté écrivain sénégalais Ousmane Sembène voit les éditions J’ai lu porter en format poche son excellent roman Ô pays, mon beau peuple !.
Il y a un peu de Cahier d’un retour au pays natal dans le roman d’Ousmane Sembène. Comme Aimé Césaire avant lui, le romancier sénégalais prend prétexte d’un retour en Afrique pour faire état de la condition des populations africaines et pour rendre compte des inégalités qui prospèrent sur le continent noir. Après avoir combattu en Europe contre les Allemands, Oumar Faye renoue avec ses terres ancestrales, accompagné de sa jeune épouse blanche Isabelle. Partant, il s’agit de sonder comment leur relation va être perçue, à la fois par la famille du jeune homme et par les Blancs, d’interroger les modes de vie des autochtones et d’organiser la rencontre entre un Noir porteur d’une altérité (occidentalisé, moderne, émancipé, mû par des idées neuves) et les Blancs faisant la loi dans son pays d’origine.
Sans surprise, dans un contexte colonial (ré)affirmé, l’union entre Oumar et Isabelle occasionne commérages, incompréhensions et même rejets. La sincérité des sentiments humains n’a pas voix au chapitre dès lors qu’une situation politique aigüe exerce sur eux sa chape de plomb. Isabelle a du mal à communiquer avec sa belle-famille. Son nom est sali. « Cela ne vous fait donc rien de coucher avec un nègre ? Moi, à votre place, j’aurais honte. » Les Blancs pensent pouvoir disposer d’elle comme ils l’entendent. Dans un autre registre, Ô pays, mon beau peuple ! s’appréhende comme une célébration profonde de la terre et du travail paysan. À travers les yeux et les actes d’Oumar, c’est la ruralité africaine qui se dévoile, dans toute sa noblesse. Et naturellement, de multiples façons, le roman d’Ousmane Sembène problématise les relations entre Noirs et Blancs, colonisateurs et colonisés.
Les descriptions ne manquent pas dans le roman. Qu’il s’agisse de décrire avec précision la nature africaine, d’explorer les traditions locales (par exemple : l’arbre de palabre) ou de questionner les conséquences du mariage entre Oumar et Isabelle, Ô pays, mon beau peuple ! ne manque ni de générosité ni de sophistications. Dans un contexte où les unions sont planifiées de longue date et où les mélanges culturels sont rares, le retour d’Oumar apporte son lot de controverses. Sa mère Rokhaya, dont l’opinion occupe une place considérable dans le récit, agit comme un baromètre pour le lecteur. Déception, fatalisme, tolérance, acceptation : les sentiments se succèdent et parfois s’entremêlent.
L’une des dimensions les plus importantes d’Ô pays, mon beau peuple ! tient au comportement et aux affects d’Oumar, censé se poser en trait d’union entre deux cultures. Avec beaucoup de poésie, et quantité de formules décapantes, Ousmane Sembène traduit parfaitement les états d’âme du personnage, qui apparaît à la fois obstiné et honorable. « La dignité de l’homme n’est pas seulement de faire des enfants, pas plus que de porter de belles étoffes, c’est aussi son pays. Indépendamment de cela, il y a toi, Isabelle. Tu ne peux pas oublier la faim, les privations que nous avons endurées pour cette maison, et tu voudrais la quitter ? Non ! Ce n’est pas seulement une chance pour moi de l’avoir, c’est ma force et c’est aussi la tienne. Partout où je vivrai avec toi ce sera la même chose. Je n’ignore rien de l’humiliation et je crois savoir ce que tu peux souffrir. »
Bien que relativement court, le roman dresse un panorama pertinent et multidimensionnel de l’Afrique coloniale et des rapports interculturels. Rien que pour cela, il mérite amplement d’être (re)découvert.
Ô pays, mon beau peuple !, Ousmane Sembène
J’ai lu, septembre 2023, 256 pages