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« L’Île au bonheur » : science sans conscience

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Ancien directeur de laboratoire au CNRS, Harry Bernas livre dans L’Île au bonheur (traduction littérale de Fukushima) la manière dont le nucléaire a affecté les rapports entre la science, la guerre, l’économie et la politique. Une réflexion nécessaire.

Au plus fort de la Seconde guerre mondiale, des dizaines de physiciens, des centaines de scientifiques, travaillent clandestinement au service de la Défense américaine. Ils mettent au point la fission nucléaire et sa réaction en chaîne, qui donneront bientôt naissance à Little Boy et Fat Man, bombes A respectivement larguées sur Hiroshima et Nagasaki, officiellement dans l’espoir de mettre fin au plus vite à la résistance japonaise. De Chicago à Los Alamos, le projet Manhattan a impliqué les scientifiques les plus brillants – Robert Oppenheimer, Enrico Fermi, Norris Bradbury… – sans que ces derniers, parfois complètement isolés des affaires mondiales, ne prennent pleinement conscience du véritable objet de leurs recherches, ou à tout le moins de ses conséquences possibles.

Victime à deux reprises des bombes atomiques durant la Seconde guerre mondiale, le Japon développera par la suite le nucléaire civil, parsemant son archipel de centrales tout en faisant fi des risques sismiques, au départ par ignorance, ensuite par cécité volontaire. Harry Bernas narre avec brio la manière dont on a passé sous silence les avertissements de certains spécialistes, les raisons un peu lâches pour lesquelles on a donné quitus à une industrie rendue d’autant plus dangereuse que les conditions minimales de sécurité n’y était pas assurée. Si Three Mile Island a constitué une première alerte, il a fallu attendre Fukushima et son séisme-tsunami pour que les Japonais prennent la pleine mesure des risques encourus. Trop tardivement, malheureusement.

L’Île au bonheur, c’est aussi l’histoire d’une science dévoyée, parfois sans conscience, souvent tributaire des financements publics – de plus en plus fléchés – pour avancer. Et l’auteur de rappeler à quel point les contrats Défense ont conditionné le progrès scientifique. C’est d’ailleurs un secret de Polichinelle : les GPS, les écrans tactiles, Internet furent des inventions d’abord militaires, avant de voir leur usage se démocratiser. Harry Bernas y voit une raison de craindre pour la recherche fondamentale, une sorte de carcan qui emprisonne les chercheurs dans des dispositifs militaires et/ou marchands. Mais l’histoire elle-même s’étend bien au-delà : elle passe par les « Atomes pour la paix » d’Eisenhower, par des générations de physiciens shootés aux financements et us de l’armée, par des évolutions cycliques ayant une emprise certaine sur la science – les aspects sécuritaires s’accentuant encore après le 11 septembre, pour ne citer que cet exemple.

Accessible, nécessaire à la bonne compréhension des interactions étroites entre l’armée et la science, L’Île au bonheur est un récit haletant, passionnant, épinglant les dangers d’une recherche dévoyée, couverte de faux-semblants et potentiellement mortifère. Harry Bernas se sert de sa propre histoire pour en éclairer les enjeux, trouvant des ponts entre tous les événements décrits, mettant en relief les germes d’innovations qui, à l’instar de la créature de Frankenstein, ont peu à peu échappé à leurs créateurs…

L’Île au bonheur, Harry Bernas
Le Pommier, août 2022, 336 pages

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