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« Les Mots perdus » : horizon appauvri

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Depuis le 30 septembre, un nouveau best-seller est disponible aux éditions Les Arènes. Les Mots perdus s’est en effet vendu à plus de 250 000 exemplaires à travers le monde et a remporté plusieurs prix prestigieux dont celui du Livre pour enfants du British Book of the Year Awards. Son principe est à la fois simple et ambitieux : réhabiliter ces mots, rattachés à la nature, qui s’estompent jusqu’à disparaître, et auxquels se substitue de plus en plus un jargon technologique privé d’affectivité.

En 2007, l’Oxford Junior Dictionary s’est nanti de nouveaux termes liés au secteur technologique, tandis que d’autres, attachés au monde naturel, disparaissaient de ses pages. Ce qui peut s’expliquer a priori – privilégier la prévalence lexicale – est plus difficilement justifiable dès lors qu’il s’agit d’appauvrir l’horizon cognitif des enfants. Pour le comprendre, on peut se reporter au philosophe Alfred Jules Ayer, qui postulait que nos capacités conceptuelles dépendent directement du vocabulaire disponible pour les matérialiser. On peut aussi s’en remettre, plus prosaïquement, à George Orwell et son livre d’anticipation 1984 : « L’appauvrissement du vocabulaire était considéré comme une fin en soi et on ne laissait subsister aucun mot dont on pouvait se passer. La novlangue était destinée, non à étendre, mais à diminuer le domaine de la pensée, et la réduction au minimum du choix des mots aidait indirectement à atteindre ce but. »

Dans un superbe ouvrage sobrement intitulé Les Mots perdus, l’auteur Robert Macfarlane prend le parfait contrepied de l’Oxford Junior Dictionary en restaurant précisément vingt mots qui furent supprimés de ses pages. Alouette, clochette, loutre, pissenlit ou saule font ainsi tous l’objet d’un poème acrostiche. Chaque terme est traité sur six pages magnifiquement illustrées par Jackie Morris, dont le travail a depuis lors été maintes fois exposé. L’illustratrice répond à la sensibilité subjective des textes de Macfarlane par des aquarelles envoûtantes mettant la « chose » en contexte. Ce qu’il en ressort est à la fois précieux et poétique, sophistiqué et amarré à la nature. De quoi nous réconcilier avec les mots, ceux qui disparaissent et ceux qui demeurent, ceux qui se distinguent par leur fonctionnalité et ceux qui nous transportent dans le domaine du rêve et de l’imagination.

Les Mots perdus comporte une double célébration à l’égard de la nature. À l’écrit et à l’oral, avec ses rimes, ses allitérations et ses métaphores inspirées. Il enchante et réinvestit un domaine de la pensée et de la condition humaines qu’une sinistre habitude tend ordinairement à reléguer au second plan. Le charme qui se dégage de l’album est sans conteste pluriel : il va de la musicalité et des subtilités de la langue à la beauté graphique des illustrations.

Les Mots perdus, Robert Macfarlane et Jackie Morris
Les Arènes, septembre 2020, 128 pages

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