Les éditions Flammarion publient Les Dépossédés, du géographe Christophe Guilluy. Ce dernier revient une nouvelle fois sur la France rurale et périphérique, sur les phénomènes de gentrification et de métropolisation, tout en épinglant ce qui sert d’incubateur à la résistance et aux mouvements sociaux tels que celui des Gilets jaunes.
Dans Les Dépossédés, Christophe Guilluy fait état d’un double mouvement, de relégation et de sécession, le premier s’imposant aux milieux populaires, le second résultant de la volonté des classes supérieures. Pour le comprendre, il n’hésite pas à remonter aux congés payés instaurés par le Front populaire. En 1936, le littoral s’ouvre aux plus modestes, qui bénéficient non seulement d’une période de repos légale mais peuvent en outre profiter de services ferroviaires à prix avantageux. Les riches voient déferler sur « leurs » plages, avec une certaine défiance, des individus qu’ils ne côtoient habituellement pas. La situation ne va cependant pas perdurer : des dizaines d’années plus tard, l’explosion des yachts, des destinations exotiques, des résidences secondaires cossues témoignera d’une nouvelle ligne de séparation entre des classes sociales qui peuvent à nouveau s’ignorer.
Dans une ville comme Bordeaux, ces existences en parallèle s’objectivent de manière limpide. Trente années de métropolisation et de gentrification ont donné lieu à un espace dual, entre zones immobilières tendues – investies par les classes supérieures – et détendues – là où habitent les plus modestes, dans la Gironde rurale ou périphérique. Les quartiers les plus huppés de Bordeaux affichent désormais des prix résidentiels comparables à ceux en vigueur à Paris. Et comme l’explique parfaitement Christophe Guilluy, dans une ville où le salaire médian avoisine les 1600€, les petits fonctionnaires, les employés, les artisans ou encore les ouvriers n’ont d’autre choix que parcourir une distance toujours plus longue entre leur lieu de travail – souvent le centre-ville – et leur lieu de résidence – parfois situé à des dizaines de kilomètres de là. Partant, l’auteur livre ce constat, glaçant : le politique s’est progressivement effacé au profit du marché, qui pilote désormais la politique urbaine et immobilière des grandes villes. Dans cette optique, la gauche se voit accusée d’être prisonnière d’un ghetto métropolitain, et enfermée dans une idéologie qui la coupe définitivement de sa base sociologique.
Pour Christophe Guilluy, la multiplication des zones à faibles émissions accompagne la recomposition sociale des grandes villes, qui fonctionnent de plus en plus en réseau, caractérisées par la reproduction des élites et un horizon qui se ferme toujours plus pour les milieux populaires. Il note aussi une discordance flagrante entre les paroles et les actes dès lors qu’il s’agit d’égalité, à l’heure où l’évitement résidentiel et scolaire des classes supérieures paraît de plus en plus évident. À ses yeux, les 1% si souvent épinglés permettent de dédouaner à bon compte des classes supérieures qui gagnent pourtant sur tous les tableaux : elles surjouent la posture progressiste mais continuent d’occuper une position sociale dominante et de tirer profit de 30 années de métropolisation, de mondialisation et de financiarisation, ce qui lui a permis de constituer un patrimoine inaccessible à la majorité ordinaire.
Après avoir évoqué le storytelling favorable aux classes supérieures, l’absence de représentativité des parlementaires français, la segmentation électorale ou les dépossessions sémantiques et exécutives de milieux populaires, Christophe Guilluy note que les votes en faveur de Donald Trump, du Brexit ou de Marine Le Pen s’appréhendent comme une manière de résister, comme un appel à la préservation des acquis, comme un moyen pour les déclassés de retrouver une place dans un monde en pleine mutation. Il précise que des considérations immatérielles conditionnent pour partie les suffrages exprimés par les classes populaires. Il regrette que les dirigeants occidentaux répondent par des lignes budgétaires à des individus qui luttent pour leur dignité. Il estime enfin qu’il existe un nivellement par le bas du niveau intellectuel des élus et que l’Occident se dégrade elle-même en délaissant les gens ordinaires. Si la démonstration est convaincante, le géographe y mêle, comme souvent, des opinions personnelles (sur le wokisme, les candidats Netflix, etc.) et des observations étayées. En cela, Les Dépossédés doit se lire à bonne distance, avec le même regard critique que l’auteur manifeste à l’endroit des élus.
Les Dépossédés, Christophe Guilluy
Flammarion, octobre 2022, 204 pages